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c’est-à-dire comme une atteinte à la confiance, en tout cas comme une diminution morale de l’individu.

La conscience moderne est en contradiction sur ce point, comme sur d’autres, avec les morales anciennes. Je mets à part le stoïcisme, qui est d’ailleurs le prototype de la morale moderne et qui est une morale moderne par comparaison avec les morales religieuses, ce qui ne veut pas dire qu’il soit une morale définitive. Les religions ont presque toujours empêché le divorce ; elles n’ont jamais empêché l’adultère, quoiqu’on les invoque comme les instruments les plus efficaces de la moralisation. En fait, la religion, comme la morale, est le reflet de l’opinion publique. Maintenant que la femme peut être libre et indépendante, la notion d’émancipation conjugale arrive peu à peu à s’imposer, le divorce devient possible, légal, moral.

En définitive, et j’y reviendrai, quand j’étudierai le progrès moral, c’est l’opinion publique, et non pas l’intérêt individuel, ou le plaisir individuel, ou la religion, qui a créé la morale. Dans la pratique, opinion publique et religion se confondent, puisque la religion est l’armature même. de la coutume, armature rigide qui se modifie moins facilement que les mœurs. Mais religion et coutume maintiennent longtemps l’opinion et les mœurs dans la forme traditionnelle. L’amour lui-même est le plus souvent incapable de briser leurs entraves. Les religions se sont toujours opposées aux mariages mixtes. L’amour pendant longtemps n’a rien pu ou rien osé contre cette opposition. Aujourd’hui encore, les coutumes et les mœurs primitives ont conservé toute leur force parmi les Juifs de l’Europe orientale. Quel est le jeune homme ou la jeune fille de ce milieu qui se décidera à prendre un conjoint n’appartenant pas à sa religion ? Ils n’oseront pas entrer en révolte contre la réprobation familiale et surtout contre la réprobation publique, ce qui ne veut pas dire que des relations charnelles ne puissent avoir lieu, mais sans caractère officiel.

Cette explication vaut aussi pour l’adultère en général. On se sent libre de le pratiquer, à condition de le tenir secret, d’abord pour ne pas « avoir d’ennuis » avec le conjoint légitime, mais aussi pour garder une réputation honorable devant l’opinion. Il est impossible, par contre, de cacher un concubinage ; il était donc impossible d’échapper à la réprobation publique, quand le mariage était considéré comme un lien sacramentel indissoluble. Aujourd’hui encore, on ne recevra pas officiellement dans le monde un faux ménage, de conduite irréprochable, tandis qu’on accueillera un couple légitime, de conduite douteuse, pourvu qu’elle ne fasse pas scandale. Eviter le scandale, tout est là ; et l’opinion publique est beaucoup plus indulgente pour l’épouse libertine, à condition qu’elle masque ses aventures extra-conjugales, que pour la fille qui se donne librement à l’amant de son choix.

La morale change aussi avec les milieux. Elle est souvent fonction des conditions sociales. Le décorum et le respect de l’opinion publique, ont, par exemple, moins de prise sur les ouvriers que les préoccupations alimentaires, et laissent plus. de liberté à la morale sexuelle. Mais chez eux l’union. conjugale, légitime ou habituelle, est renforcée par l’association ; et les caprices sexuels sont écartés par les préoccupations économiques elles-mêmes et par la nécessité de donner tout leur temps et leurs forces au travail. Quelques brèves passades viennent parfois rompre la monotonie sexuelle, mais elles sont sans lendemain.

Dans la petite bourgeoisie, le décorum et le respect de l’opinion règnent en maîtres. L’association conjugale est encore renforcée par la nécessité de sauvegarder le bien de famille ou l’entreprise, et se manifeste par un solide égoïsme familial. C’est la classe où la morale sexuelle est observée avec la plus stricte rigueur. Le

travail, là aussi, laisse peu de loisirs. Gagner de l’argent est pour le bourgeois, petit ou moyen, d’ordre aussi impératif que gagner sa vie l’est pour l’ouvrier. Mais le dépenser en fantaisies amoureuses apparaît comme un scandale..Tout au plus laisse-t-on le jeune homme jeter sa gourme et ferme-t-on les yeux s’il met à mal quelque fille de la classe pauvre. Son établissement matrimonial n’en souffrira pas.

Dans la classe riche, les gens sont libérés de toute préoccupation alimentaire et de toute préoccupation économique en général. La préoccupation sexuelle passe au premier plan. Les loisirs et l’argent leur donnent toute facilité pour courir l’aventure charnelle. L’adultère devient un sport. Il est l’apanage des héros de roman et de théâtre. L’affaire importante de la vie est de conquérir des femmes et de n’être pas trompé soi-même.

Le choix, le meilleur choix avant le mariage ne met pas une union à l’abri de l’adultère. Celui qui commet cette infraction à la règle n’est pas toujours le coupable. Une jeune fille, quand elle a accroché un mari à l’hameçon, ne doit pas s’imaginer qu’elle est garantie contre l’infidélité ou l’abandon ; elle ne doit pas prétendre être servie à pieds baisés. Le mari, de son côté, aurait tort de croire qu’il n’a plus besoin de se gêner devant sa femme et qu’il peut se dispenser des petites attentions qu’il prodiguerait à une maîtresse.

C’est qu’une maîtresse il n’est pas sûr de la conserver, tandis que le mariage le libère du sentiment d’insécurité. Comme amant il s’efforce de plaire, comme mari il y renonce aisément.

Mais le lien légal du mariage tend à perdre sa force coercitive. Il ne sera bientôt plus qu’un statut pour la sauvegarde des enfants. Le concubinat n’existe pour ainsi dire plus dans certains États de l’Union américaine du Nord et en Norvège (si l’on en croit Bedel), puisque la facilité dans les formalités d’union et de divorce font du mariage une sorte d’union libre. Si l’on veut conserver l’affection et la fidélité du conjoint, il ne faut pas trop compter sur l’effet de la. séduction première, il faut s’efforcer de continuer à lui plaire tant au point de vue physique qu’au point de vue moral. Autrement dit, le mariage futur ne sera jamais une garantie définitive et ne saura dispenser les conjoints d’être toujours attentifs l’un à l’autre.

L’épouse d’autrefois sentait que son sort dépendait de la protection du mari. Elle avait une ribambelle d’enfants. C’est pourquoi, prise toute entière par son rôle de mère et de ménagère, elle ne pouvait guère songer à l’indépendance sexuelle. Toute sa vertu était dans la fidélité et dans la défense du foyer.

La femme moderne a moins d’enfants. Aux États-Unis, tout au moins dans les États de l’Est, la natalité est. encore moindre qu’en France. Dans un stade avancé de civilisation, les femmes se dérobent aux maternités répétées, soit pour avoir une vie plus libre, soit pour assurer mieux l’éducation et l’établissement de leur progéniture. Ces ambitions n’ont pas de raison d’être dans les populations misérables ou de civilisation primitive. La liberté de la femme n’y existe guère, et le problème de l’éducation et de l’établissement des enfants ne se pose pas.

Dans une humanité future, où les enfants seront protégés et leur éducation assurée, la femme sera tout à fait libre vis-à-vis du mari. La vie sentimentale prendra un plus grand développement. Au lieu du devoir imposé, l’attrait sexuel et l’attrait affectif seront seuls facteurs de la stabilité du mariage. C’est surtout le sentiment affectif qui, en l’absence du sentiment religieux servira de frein au dévergondage. — M. Pierrot.

MARIAGE. On connaît la thèse individualiste concernant le mariage. Résumons-la rapidement. Affecti-