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PAS
1977

machinale de gestes analogues, mais une prodigieuse variété d’émotions et d’efforts. Sans parler des génies qui produisent des œuvres belles aussi naturellement qu’un arbre se couvre de feuilles et de fleurs, le simple dilettante n’éprouvera de joie esthétique que s’il refait, au moins dans une certaine mesure, le travail du créateur. La passion du vrai, celle du bien éveillent aussi les puissances de l’âme : les grands réformateurs furent transformés par leurs rêves, les grands inventeurs firent preuve d’une ingéniosité et d’une patience admirables. Par contre, le fanatisme, soit politique soit religieux, engendre l’étroitesse d’esprit et le désir de persécuter ceux qui professent des opinions différentes. Elle est déplorable, la mentalité du dévot qui multiplie les signes de croix, en marmottant des oraisons. Si variés que soient leur nature et leur objet, les passions ont pour effet commun de transformer la vie psychologique. Le centre de la personnalité change et une orientation commune est imprimée à toutes les facultés. Incapable de se fixer ailleurs, l’attention est retenue sur la fin poursuivie par le passionné. Appliquée à un objet unique, l’énergie mentale acquiert plus de force ; les raisons surgissent nombreuses et persuasives ; sans peine on découvre la solution des plus difficiles problèmes. Malheureusement, l’esprit devient la dupe du sentiment, car, très différente de la logique ordinaire, la logique de la passion adapte ses jugements à une conclusion posée d’avance. Simple instrument de la sensibilité, l’intelligence se borne à trouver des arguments qui légitiment les prétentions de l’intérêt ou les espérances du cœur. D’avance le prêtre admet les dogmes imposés par son Église ; c’est après seulement qu’il cherche à se démontrer à lui-même ou à démontrer aux autres que ses croyances ne sont pas contredites par l’expérience et la raison. Au chevet de son enfant malade, la mère, pour se convaincre qu’il guérira, songe qu’il est jeune, qu’il est robuste, que d’autres atteints de troubles semblables se sont rétablis grâce aux soins d’un docteur habile. Le médecin, au contraire, ne se prononce sur la gravité du mal qu’après avoir observé tous les symptômes, les défavorables non moins que ceux qui laissent de l’espoir. On sait combien facilement les amoureux s’illusionnent sur l’objet de leur affection, l’ornent de qualités qui n’existent, hélas ! que dans leur imagination. La passion ne s’embarrasse guère du principe de contradiction, elle accumule les idées de détail, sans relations logiques entre elles, mais qui tendent toutes à la même conclusion. Elle procède aussi par gradation, comme ces orateurs qui, pour convaincre leur auditoire, apportent des arguments toujours plus forts, eu égard, non à la raison, mais au tempérament et aux préjugés de ceux qui les écoutent. De même que l’intelligence, l’activité se trouve orientée vers un but unique ; d’où la puissance extraordinaire qu’elle acquiert parfois. On connaît quelques cas célèbres, il en existe bien d’autres. « Quand on veut donner des exemples de grands passionnés, écrit Ribot, on les prend toujours dans l’histoire politique ou religieuse, dans les expéditions guerrières ou maritimes, on cite des artistes ou des inventeurs enivrés de leur vocation. Il le faut bien, parce que ceux-là seuls sont connus. Ils ont laissé un nom parce qu’ils ont agi sur leur milieu ; leur passion a eu une répercussion forte et durable sur leurs semblables. Mais des milliers d’hommes ont vécu, possédés de passions aussi intenses, qui ne sont connus que d’un mince entourage, parce qu’ils n’ont pu s’élever faute d’appui intellectuel ou parce que leur passion (comme celle des amoureux) est limitée à deux individus dont la destinée est indifférente au reste des hommes. Malgré tout, cette passion qui n’a défrayé que des conversations locales ou des gazettes ignorées, n’en a pas été moindre comme puissance d’effort et condensation de la vie affective. » Reconnaissons, toutefois, que l’humanité abonde, non en grandes passions, mais en passions médiocres qui manquent soit de force soit

de durée. Parfois elles apparaissent brusquement, parfois elles se développent lentement, d’une façon progressive. Le coup de foudre, fréquent dans les récits imaginaires, est rare dans la vie réelle. Et l’hypothèse d’une préexistence, au sens bouddhique ou spencérien du mot, n’est pas du tout nécessaire pour l’expliquer. Quand un esprit s’est donné un idéal et que cet idéal il le découvre, brusquement réalisé dans un être qui s’est trouvé sur son chemin, alors l’amour éclate dès la première rencontre. Un travail souterrain s’est produit dans l’inconscient ; sa mise au jour soudaine explique le caractère de brusquerie qui accompagne son irruption dans le champ de la conscience claire. Toute passion exige une période d’incubation préalable, un enfantement de longueur variable ; elle n’est jamais une création ex nihilo. L’événement extérieur, dans le coup de foudre, joue le rôle de l’étincelle qui enflamme la poudre au préalable entassée. Constitution morale, physique et hérédité prédisposent, d’ailleurs, aux différentes passions ; une sensibilité vive, une imagination ardente ont une importance essentielle. Surtout l’imagination qui, se conformant au désir, embellit l’objet de notre amour, enlaidit l’objet de notre répulsion. « Ce qu’on aime ou ce qu’on hait passionnément, écrit Mélinand, ce n’est pas l’être ou l’objet réel, mais une image de lui qu’on se forge soi-même. Le véritable objet de l’amour, ce n’est pas la personne vraie, mais la personne idéale créée par notre imagination. De même dans la haine, et dans toutes les passions. Il y a toujours création d’un fantôme, interposé entre la réalité et nous. » Parmi mes amis, plusieurs m’ont avoué qu’avant notre rencontre ils me voyaient hautain, tel un dieu de l’Olympe, ou brandissant une arme avec colère. Le ton de mes écrits en était cause ; et leur surprise fut grande lorsqu’ils me connurent pour de bon. Milieu social, éducation, climat, nourriture exercent aussi une influence indéniable. Dans le Nord, on est en général plus gourmand, dans le Midi moins travailleur. Les mœurs qui, selon Stendhal, « changent à peu près tous les cinquante ans », engendrent des passions spéciales. Chez certains, l’homosexualité est aujourd’hui une affaire de mode plus que de tempérament ; dans quelques milieux littéraires ou mondains, l’on se fait un point d’honneur d’oublier les femmes pour les éphèbes. Parfois, elle résulte de la monosexualité du milieu. « Dans les compagnies de discipline, qui étaient composées de condamnés militaires astreints à ne jamais sortir du quartier pendant toute la durée de leur service, écrit le Docteur G. Saint-Paul, l’homosexualité, ersatz de la sexualité normale, était extrêmement répandue. C’est là que l’on voyait l’union homosexuelle figurer en réplique fidèle de l’union sexuelle : l’un des conjoints étant l’homme, le mâle, le fort de l’association, prêt à peiner, à se dépenser, à risquer, à se faire punir pour l’autre, la femme, coquette, adulée, capricieuse souvent et passant à son partenaire corvées et charges trop lourdes. A l’occasion, scènes de jalousie, rixes, batailles, coups de couteau agrémentent ces mœurs et, dans la règle, le passif demeure ou devient la proie du vainqueur ». L’absence de femmes s’avère la raison d’être de ce comportement. Mais chez des hommes libres, l’homosexualité peut résulter soit d’un défaut de conformation dans les organes sexuels, soit d’anomalies dans les sécrétions, anomalies se rattachant à des dispositions anatomiques encore indécelables par le savant. Prodigieux est, d’autre part, l’influence de l’éducation sur la genèse et le développement des passions ; beaucoup de criminels accusent, à bon droit, leurs parents, le milieu où ils ont grandi, la société, d’être responsables des actes répréhensibles qu’ils ont commis. Il arrive que la passion prenne fin par épuisement ou par satiété ; elle peut aussi se transformer ; malheureusement il n’est pas rare qu’elle ait pour terme la folie ou la mort. D’où l’idée, fréquemment soutenue, qu’elle est à l’énergie