Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.1.djvu/123

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
POL
2089

n’admettaient pas la coexistence de la liberté politique et de la liberté civile. Les mystificateurs du « peuple souverain » lui affirment qu’il possède ces deux libertés. Le fait social répond tous les jours, avec une brutalité sans cesse accrue : « Non ! » (voir Propriété et Liberté). « Les droits de l’homme sont-ils proclamés ? Oui. Sont-ils appliqués ? Non », constate la Ligue des Droits de l’Homme.

La royauté de droit divin fut liquidée définitivement par la chute de la Restauration, amenée surtout par haine de l’Eglise encore plus intéressée et acharnée que la royauté à retourner au passé. Depuis, les « légitimistes » ont été réduits à l’opposition de quelques vieilles momies enroulées dans le drapeau blanc. Ralliés aux « orléanistes » depuis la mort de leur dernier « prétendant », ils ont formé, — avec les épaves de toutes les oppositions conservatrices déçues, celles, entre autres, du « bonapartisme » et de tous les cléricaux, jésuites de robe longue ou courte maquillés en libéraux, en démocrates, voire en socialistes, — le parti nationaliste, dont les manifestations ne prennent une consistance et ne présentent un danger à certains moments que grâce à la lâcheté et à la corruption des prétendus républicains. On a ainsi le spectacle particulièrement édifiant de ministres, de parlementaires, de financiers, de magistrats et de guerriers, tremblant devant des aboyeurs nationalistes qui exercent impunément sur eux un véritable chantage, celui de « l’homme à la chemise sale », et les mettent dans les plus ridicules postures.

La Révolution Française avait orienté les esprits vers une politique de plus en plus audacieuse dans les voies de la liberté ; mais la bourgeoisie sut arrêter, ou plutôt faire dévier ce mouvement pour neutraliser ses effets sociaux. Ce fut le règne de la duplicité démocratique, imitée de celle de l’Église, qui succéda au règne du droit divin. De même que dans les temples l’on disait : « Aimez-vous les uns les autres », en célébrant les égorgements, la bourgeoisie écrivit les grands mots : Liberté, Egalité, Fraternité, sur les bastilles conservées ou reconstruites : prisons, casernes, bagnes du travail et de la misère, où elle fit enfermer ceux qui eurent foi dans ces belles formules et revendiquèrent en leur nom. Avec une absence de plus en plus complète de morale et de scrupules, la politique bourgeoise entreprit d’exploiter à la fois la misère et la bassesse humaines, de corrompre quand elle ne put pas vaincre, de calomnier et d’affamer quand elle ne parvint pas à acheter. Elle sut prendre tous les masques, s’affubler de toutes les défroques, avoir ses hommes dans tous les partis. Quand les procès, la prison, la déportation, la proscription, la fusillade ne lui suffirent plus contre les « bandits rouges », elle se fit rouge elle-même, libérale, républicaine, radicale, socialiste. Après avoir chanté le Ça ira ! et la Marseillaise, pendant la Révolution, elle est revenue à Ô Richard, ô mon roi ! sous la Restauration. Elle a chanté ensuite la Parisienne pour saluer le retour des « trois couleurs ». Elle chanta la Reine Hortense, sous Napoléon III. Elle chante aujourd’hui, avec l’éclectisme d’un temps qui est à la fois oiseau et souris, l’Hymne au Sacré Cœur, conjugué avec l’Internationale. Demain, elle sera bolcheviste et tiendra entre ses dents le couteau de l’homme de Moscou. Ce ne sont pas les complices qui lui ont manqué et lui manquent encore parmi les girouettes politiciennes, les proscrits défaillants, les bavards ambitieux, les chambardeurs rêvant d’un ordre où ils seront les maîtres, toute la vermine des aventuriers et des renégats. Depuis le petit Thiers jusqu’à M. Tardieu, elle en a fait, pendant cent ans, ses avocats, ses hommes d’affaires, ses magistrats, ses policiers, ses techniciens, ses spécialistes, ses gouvernants, c’est-à-dire ses valets.

La bourgeoisie avait sauvé la propriété de la révolution. Elle établit sur elle un étatisme de l’Argent qui serait, par ses coffres-forts, plus inexpugnable que celui

de la Royauté derrière les vieilles tours féodales où 1789 avait porté la torche. Elle commença par liquider le sentimentalisme et tout ce qui, dans la phraséologie révolutionnaire, représentait pratiquement trop de libéralisme. De Locke, des Encyclopédistes, des Physiocrates, tous partisans du « despotisme éclairé », de Rousseau réclamant un « contrat social » basé sur le respect de la liberté individuelle et l’égalité de tous dans un État fort et juste appuyé sur la souveraineté populaire, de Montesquieu préconisant une. constitution anglaise, de Morelly, favorable à une société communiste, d’Adam Smith, individualiste bourgeois, de Kant et de Fichte, individualistes à tendances libertaires, de tous, elle prit ce qui pouvait servir ses desseins, établir sa prépondérance, et elle rejeta, combattit, tout ce qui la contraria. Entichés d’aristocratisme pour eux, ses plus hauts représentants avaient pris la place, dans l’échelle sociale, des « ci-devant » royalistes. Il furent pleins de respect pour les théories des Joseph de Maistre et de Bonald défendant les droits de Dieu contre les droits de l’Homme, de Haller, champion de la légitimité, des Bentham et Burke, en Angleterre, des Savigny et Hegel, en Allemagne, qui renforçaient la souveraineté de l’État. Mais les acquéreurs de biens nationaux, les financiers et fournisseurs des armées, les nouveaux nobles, tous les pirates des guerres napoléoniennes qui craignaient de devoir rendre gorge, furent avec la moyenne et petite bourgeoisie et par haine de l’église, libéraux et « voltairiens ».

La bourgeoisie se servit de Voltaire et de la pensée encyclopédiste comme l’Église s’était servie d’Aristote, en les dénaturant. Elle exagéra ce qu’ils avaient de superficiel, de sec, d’égoïste et de sceptique, pour dissimuler leur sérieux et leur profondeur révolutionnaire. Déjà, sous l’Empire, dans la presse officielle menée par Geoffroy, et à l’Institut, on avait affecté de ne connaître du xviiie siècle que sa littérature. A partir de la Restauration, le Constitutionnel et les « idéologues » de son entourage, plus ou moins servants de l’Église et jésuites honteux, poursuivirent l’incompréhension et le discrédit de Voltaire par le « voltairianisme », application prudhommesque, c’est-à-dire grotesque, des idées du xviiie siècle aux intérêts bourgeois.

Durant la Restauration, la bourgeoisie, pour contrebalancer la réaction politique, s’était servie du libéralisme. Il avait eu alors une certaine grandeur avec B. Constant, quand il demandait à l’État d’assurer « la garantie des droits de l’individu indépendants de toute autorité sociale ou politique ». Mais la bourgeoisie liquida ce libéralisme idéaliste à l’occasion de la Révolution de 1830, et il mourut avec B. Constant, l’année même où la ruée des appétits installa Louis Philippe au pouvoir. Le libéralisme se fit cyniquement réaliste avec Guizot disant à ses compères : « Enrichissez-vous ! », et surtout avec Thiers qui donna la formule du plus bas égoïsme bourgeois : « Chacun pour soi et chacun chez soi » à une société de parvenus déjà trop enrichis et trop disposés à l’écouter. Aux droits de l’individu défendus par le libéralisme généreux de B. Constant, Guizot et les doctrinaires du libéralisme bourgeois opposèrent la différence des intérêts, née de l’inégalité des individus et surtout des fortunes. On ne naissait et on ne demeurait plus roturier ou noble, mais on naissait et on demeurait riche ou pauvre. La bourgeoisie organisa le gouvernement des riches et supprima les droits des pauvres. Elle n’en prétendit pas moins rester fidèle aux « grands principes » de la « Révolution immortelle », pour lesquels « nos pères ont versé leur sang », etc. On connaît la chanson. Les « arrière petits-fils », les « héritiers des Jacobins », la chantent encore, et les prolétaires, qui continuent à crever de faim, sont toujours heureux de l’entendre. Ce salmigondis d’idéalisme verbal et de réalisme sordide produisit le libéralisme « prétexte et justification de la classe industrielle à