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« sociocratie » ). D’autre part, individualisation dans le cadre social, prévalence de la raison, initiative, liberté (socialisme libertaire).

Toute l’histoire de la civilisation est celle du passage, si loin encore d’être achevé, d’une structure sociale à l’autre.


IV. Des deux tendances, l’une purement animale poussant au grégarisme instinctif, restrictif, l’autre plus spécialement humaine inspirant le socialisme rationnel, libertaire, comment se fait-il que la plus ancienne et la plus vile n’ait pas été supplantée par sa rivale vigoureuse et expansive.

Nous avons vu que c’est grâce au maintien du contact entre parents et descendants – rapprochement qui, en provoquant entre eux des comparaisons, éveille les idées de ressemblance spécifique et de différences particulières – que l’être est amené à prendre conscience de son individualité. Nous avons vu aussi que les relations qui s’établissent entre générations successives sont celles d’hôte à parasite.

Dans l’espèce humaine, en raison de la longue durée que nécessite la formation de l’adulte, formation progressive qui l’associe graduellement aux travaux de la famille, lui assigne une fonction à la mesure du développement de ses facultés, si le sentiment d’individualité croît avec l’importance du rôle assumé, par contre l’habitude de bénéficier de soins et d’une protection longtemps indispensables consolide le goût de la vie parasitaire.

Autre particularité : dans les familles, les naissances de rejetons successifs devancent l’époque à laquelle l’élevage des premiers nés est terminé. Circonstance éminemment favorable au développement de l’individualité, mais qui entraîne aussi une réciprocité de dépendance.

Le parasitisme, au lieu de demeurer unilatéral, est devenu commutatif ; il rend solidaires les générations, il est le fondement de la famille.

La tendance parasitaire, née dans la famille, devait naturellement s’étendre au clan.

La tendance individualiste n’était certes pas étouffée, mais, au lieu de se manifester dans chaque homme comme volonté particulière d’action, elle était transférée au groupe, à la puissance et à l’expansion duquel la personne devait se sacrifier.

Le fait de se dépouiller, en faveur du groupe social auquel on est incorporé, de la tendance naturelle à l’expansion de sa personnalité a donné naissance à l’esprit de caste, à l’esprit de corps, à l’orgueil racial ou national. Moins il y a de liberté individuelle, plus se développe la passion guerrière d’un peuple. Les régimes de dictature ont pour conséquence d’exalter chez ceux qui les supportent le nationalisme, de les entretenir dans des sentiments d’hostilité permanente à l’égard des peuples étrangers.

Les facteurs essentiels qui ont influé sur l’évolution des sociétés humaines peuvent donc se ramener à trois : instinct grégaire et instinct parasitaire, d’une part, et, d’autre part, aspiration consciente à développer l’individualité. Il était impossible que la première tendance pût l’emporter ; il eût fallu pour cela que l’organe si richement doté que l’intelligence humaine avait à sa disposition pour utiliser l’énergie nerveuse fût, dès son apparition, frappé de paralysie. Toutefois, sans être un obstacle infranchissable, l’instinct grégaire, vestige d’animalité rattachant l’homme au passé, allait persister en tant que frein au progrès.

La seconde tendance a joué un bien plus grand rôle. Elle a provoqué la formation de sociétés oligarchiques. (Voir le mot Oligarchie.)

Un régime d’inégalité, dans la mesure même où il laisse place au progrès, ne peut être stable. Or, l’instabilité, pour n’être pas une cause de ruine pour une société, doit elle-même obéir à des règles, et ces règles

seront celles d’un régime contractuel visant à rétablir à chaque moment l’équilibre entre les tendances de chaque membre du groupe et celles de tous ses associés.

V. De l’analyse que nous venons de faire de la nature humaine, quelles déductions pourrons-nous tirer relativement à la structure sociale propice à la mise en valeur de virtualités psychiques qui excèdent si démesurément le débit de l’énergie nerveuse individuelle nécessaire à leur utilisation ?

Comparons les êtres humains à des mécaniques comportant générateurs de force et machines opératrices – comparaison, certes, très grossière, puisque, dans notre cas, ce qui est le plus caractéristique est l’extrême abondance des transmissions qui permettent d’associer une grande variété d’outils, mais comparaison suffisante pour orienter nos recherches. En présence de l’énorme disproportion qu’il y a entre l’outillage et la force motrice, deux solutions extrêmes s’offrent à nous : ou bien, nous allons dans chaque atelier-individu appliquer toute la puissance disponible à la mise en marche d’un nombre limité de mécanismes, toujours les mêmes, d’autant mieux adaptés à leur usage que le mécanisme vivant a la propriété de s’entretenir et même de se perfectionner par son fonctionnement, ce qui est la promesse d’un rendement particulièrement avantageux ; ou bien, nous accouplerons le moteur alternativement avec tous les appareils, de telle façon que nul ne se dégrade ou se paralyse et qu’en conséquence chaque atelier-individu se maintienne interchangeable avec les autres et soit constamment prêt à satisfaire à la variété des besoins. On y gagnera en sécurité, mais le rendement sera moindre, ne fût-ce qu’en raison du temps perdu pour la mise en train des machines.

Ces deux solutions conduiront à des structures sociales très différentes. Avant de nous prononcer en faveur de l’une ou l’autre, nous nous permettons une digression. L’homme psychique aussi bien que physique est un être composite. « En fait, l’unité du moi semble bien n’être qu’illusion ; c’est celle que donne la succession de clichés cinématographiques… La personnalité se compose donc de moi successifs. » (Dr A. Marie, 1928).

L’activité vitale, en effet, est une activité synthétique. La perception est la synthèse des données transmises par les analyseurs sensoriels touchés par les excitations reçues de l’extérieur. La réaction qui la suit est la synthèse qui met fin à la lutte des tendances qui viennent d’être éveillées. Toutes deux doivent être en accord suffisant avec la réalité extérieure ; tout obstacle à cette harmonie, qu’il soit imputable à un arrêt de développement ou à un défaut d’usage d’un faisceau de fibres nerveuses d’association, compromet l’équilibre mental et aboutit à ce que M. P. Janet a appelé la perte du sentiment réel.

Cette perte a des degrés. Si l’homme ne fait rien de plus qu’accorder quelque préférence à certaines des voies d’association dont son cerveau est doté, il se peut que la concentration de sa puissance psychique sur des sujets, que le vulgaire ne fait qu’effleurer, l’amène à des découvertes admirables. « Certains esprits, avec les données intellectuelles et morales qui sont le domaine commun, créent des synthèses nouvelles, artistiques, scientifiques, morales ; et, sans doute, nous sommes particulièrement frappés, alors, de l’activité synthétique de l’esprit. » (P. Janet.) Nous parlons alors de génie. Mais du fait de cette spécialisation, le génie est toujours quelque peu détaché du réel. Et lorsque la spécialisation devient trop exclusive, le détachement trop prononcé, nous voyons poindre les conceptions chimériques, les idées délirantes, l’aliénation.

Nous verrons que la nature porte d’elle-même aux spécialisations utiles à la société. Ce qui ne saurait être admis, c’est la prétention de confiner artificiellement l’intelligence dans le domaine épuisé acquis à l’auto-