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PAT
1987

être les représentants et comme les gardiens du rationalisme. « Notre patriotisme se confond avec la raison des temps modernes. » (Lavisse.) Nous ne pouvons mettre notre gloire à subjuguer ou à exploiter les peuples, mais seulement à les libérer. « La France est la patrie du droit. » — « La France est la patrie de l’espérance. » — « Tout homme a deux patries, la sienne et la France. » Ces formules que les peuples ont répétées doivent nous rappeler que l’originalité de notre mission historique est l’universalité même de nos idées. Parce que notre patrie a proclamé par le monde la liberté des individus et la fraternité des peuples, l’amour de notre patrie est sans doute celui qui s’accorde le mieux avec le respect de la personne et le culte de l’humanité. Les idées rationalistes, individualistes et humanitaires, voilà l’âme de la patrie française. Et, c’est au culte de ces idées que nous devons veiller, avec un soin jaloux, si nous voulons conserver à notre nation sa tradition, sa gloire, sa raison d’être. »

Que de mots ! Que d’idées conventionnelles ! Quelle accumulation de mensonges et d’âneries ! Que de sophismes pour mieux duper les individus ! Quelle est « cette morale universelle des temps modernes », celle de Pie XI, ou celle des profiteurs de la dernière ? Où sont les « gardiens du rationalisme » ; les héritiers « des quarante rois qui, en mille ans, firent la France », ou bien les partisans de « la dictature du prolétariat » ; ou encore M. Poincaré ? Quant « à subjuguer ou à exploiter les peuples », il est évident que la France répudie ces honteuses pratiques ! Et Clairvaux a justement été fait pour la plus grande « liberté des individus ». Comédiens qui dressent le décor derrière lequel s’abritent les Hauts-Fourneaux et le coffre-fort ! Et quelle tromperie pour que les foules acceptent sans protestations ni murmures, les sanglants holocaustes ! « Le patriotisme, disait G. Darien, n’est pas seulement le dernier refuge des coquins ; c’est aussi le premier piédestal des naïfs et le reposoir favori des imbéciles. »

L’eclosion du patriotisme français. — À la suite de l’explosion révolutionnaire de 1789, alors que l’ordre nouveau se bâtissait sur les débris de l’ancien régime, on s’imagina qu’une ère de liberté et de bonheur universel allait s’ouvrir. C’est la « patrie » qui synthétise toutes les aspirations généreuses de l’époque ; et on assiste à l’éclosion du patriotisme français, à son rapide épanouissement, à sa floraison triomphale. C’est d’abord l’Assemblée Constituante qui donne la formule patriotique : la Nation, la Loi, le Roi. Puis les événements se précipitent ; l’absolutisme royal sombre avec la Bastille, les grandes propriétés nobiliaires et ecclésiastiques sont abolies, les cens, corvées, tailles, sont supprimés, les privilèges disparaissent.

Après la nuit du 4 août, « le patriotisme électrise toutes les âmes » (Barère, dans son journal Le point du jour). Les prolétaires n’avaient pas eu le temps de s’apercevoir que le plus clair des conquêtes de la révolution allait passer au bénéfice de la bourgeoisie.

Ils ne s’attachaient qu’aux apparences ; mais comme elles étaient belles ! Il semblait qu’on sortait d’une longue nuit de souffrances et d’horreur et que l’aurore se levait enfin, pleine de promesses et de vie ; l’aurore libératrice, telle qu’on l’avait entrevue en rêve… plus belle même, si possible, puisqu’elle apportait avec elle la liberté, l’égalité, la fraternité ! Jamais les hommes n’avaient vibré de tant d’espérance ; jamais l’avenir ne s’était montré si plein de magnifiques promesses ! Et voici que soudain, les forces du passé se redressent, menaçantes. Les rois se coalisent contre la révolution. Va-t-il falloir renoncer aux superbes moissons entrevues ? Va-t-il falloir reprendre les antiques chaînes du servage ? Jamais ! répond Jacques Bonhomme. Et c’est « la Patrie en Danger ».

En ces heures de vie intense, le patriotisme va se

manifester sous mille formes diverses. Il faudrait se garder de croire cependant à sa spontanéité. On le cultiva jusque dans les couches les plus déshéritées de la paysannerie. On créa la psychose du patriotisme ; sans réussir partout pour cela (Vendée). Et il est piquant de constater comment l’ancienne religion (par la majeure partie de son clergé) aida la religion nouvelle à faire ses premiers pas : « Nombreux, dit Aulard, furent, dans les villages, les curés patriotes qui prêchèrent la patrie nouvelle, la patrie révolutionnaire. On se demande quelquefois par où l’esprit du siècle pénétra dans l’âme fermée et obscure des paysans ignorants : la prédication chrétienne propagea le grand mouvement philanthropique que les philosophes avaient formulé, prépara la démocratie. Ces curés éclairés rendirent les paysans patriotes. » Le patriotisme est né à l’ombre des sacristies. Il a grandi avec rapidité, il est devenu la foi nouvelle, la foi dévorante qui parfois chasse l’antique foi, comme le christianisme avait remplacé dans les cœurs païens les dieux démodés ; mais qui, parfois, la complète, la coudoie, l’étaye, dans une même complicité.

Religion, il a sa forme religieuse dès ses premières manifestations vitales. On dresse des autels de la patrie dans toutes les villes, dans tous les villages. Désormais, il y a deux cultes : le culte de la patrie et le culte catholique. Frères ennemis ? Il semblerait : « Ce n’est point à l’église que se dresse l’autel, c’est sur une place de ville ou dans une prairie. » Cependant, s’il pleut, on va à l’église. Et l’assistance est tout à fait édifiée. « Il parut à toute l’Assemblée, poursuit Aulard, que la divinité l’avait obligée, par le mauvais temps, à se former dans son temple pour y réunir son autel à celui de la patrie, et y rendre encore plus sacré le serment qui allait se prononcer. » C’est bien l’union : Christianisme-Patriotisme qui s’opère. Mariage de raison, comme au temps où Rome faisait une place d’honneur aux dieux étrangers qu’on lui présentait, le christianisme pour ne pas succomber accepte le partage des âmes. « Ces deux autels ne sont pas ennemis, et les deux religions la nouvelle et l’ancienne, gardant chacune son existence distincte dans le cœur comme dans la réalité s’offrent au public en une attitude de concorde. » (Aulard,) Et c’est vraiment touchant cette célébration du culte nouveau par toute la clique ensoutanée (sauf une partie du haut clergé). À Paris, la messe est célébrée sur l’autel de la patrie. À Saint-Dié l’évêque, M. de Chauniont, participe « à la cérémonie du serment » et chante lui-même un Te Deum. À Sainte-Foy (Gironde), un moine récollet s’écrie : « Aujourd’hui d’un bout de l’Empire à l’autre, l’union, la paix l’amour de la patrie, règnent parmi les Français », etc…

Mais voici la guerre. Guerre sainte que commande le dieu nouveau : Patrie. « La patrie est en danger », formule liturgique qui va envoyer à la mort « une Jeunesse Ardente et Vigoureuse », comme porte une estampe de l’époque. Et Hérault de Séchelles déclare à l’Assemblée : « Enfin, Messieurs, il faut se pénétrer d’une réflexion décisive. C’est que la guerre que nous avons entreprise ne ressemble en rien à ces guerres communes qui ont tant de fois désolé et déchiré le globe : c’est la guerre de la liberté, de l’égalité, de la Constitution, contre une coalition de puissances d’autant plus acharnées à modifier la Constitution française qu’elles redoutent chez elles l’établissement de notre philosophie et les lumières de nos principes. Cette guerre est donc la dernière de toutes entre elles et nous… » La dernière des guerres ! Déjà ! Et le Dieu a toujours soif.

S’il faut en croire Jaurès, de véritables accès de religiosité s’emparèrent des êtres, et surtout des adolescents et des femmes. On fit tout d’ailleurs pour obtenir ce résultat. Lors des enrôlements civiques, on ne négligea rien pour frapper les imaginations : coups de canon, rappels dans les quartiers, cortèges avec enseignes et