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Chair à plaisir, chair à subir. Comment pourrait-elle se défendre contre les vexations ? Dans toutes les institutions humaines, une autorité qui n’est jugée que par elle-même, sans que les assujettis aient aucun moyen de faire entendre une réclamation, fût-ce indirectement, et quand il n’y a qu’une seule garantie, théorique et illusoire, le contrôle des supérieurs sur les agents, cette autorité aboutit toujours à la pratique normale des abus. Les chefs se contentent de veiller à ce qu’il n’y ait pas de scandale, et ils ne s’aperçoivent pas que le véritable scandale est l’existence même de leur notoriété et de leur fonction.

Et le pouvoir discrétionnaire de la police ne s’arrête pas encore là. Il fait, lui aussi, le recrutement de la prostitution sous prétexte de moralité publique. Il opère l’arrestation des jeunes filles, peut-être légères, amoureuses du plaisir et des tendres propos, désireuses de passer leur jeunesse en joie, comme le font les jeunes garçons. Une fois arrêtées, c’est leur mise en carte, tout au moins à bref délai, et leur incorporation forcée dans l’armée des prostituées. Sans compter les erreurs et les abus de pouvoir. Bien des scandales ont été dénoncés par la Ligue des Droits de l’Homme. Le scandale véritable est la mise en carte. C’est l’effroi des débutantes, des irrégulières, de celles qui cèdent de temps en temps au plaisir et au profit de l’aventure, mais qui n’en ont pas l’habitude. Elles savent qu’immatriculées elles font définitivement partie d’une caste à part, surveillée et méprisée. Il faut qu’elles-mêmes acceptent un nouvel état d’esprit, rejettent toute espérance et prennent leur déchéance comme une condition normale. Et c’est peut-être cette acceptation qui scelle le caractère définitif de leur situation.

Ainsi la police, au lieu de combattre la prostitution, ne fait qu’étendre son domaine. Son idéal bureaucratique serait certainement de tenir sur ses registres et à la merci de son arbitraire toutes les femmes en situation irrégulière. Danger pour la sécurité publique, conflit entre le régime soi-disant de protection et le régime de liberté, il est vrai que la moderne police des mœurs prétexte le souci de la santé publique. Illusoire prétention…

En effet, la prostitution dite clandestine (où elle englobe d’ailleurs la liberté sexuelle) échappe de plus en plus à la répression. Les mœurs ont changé. Si les statistiques, souvent tendancieuses, semblent montrer que les bordels fournissent peu de maladies vénériennes, c’est que ceux-ci sont de moins en moins nombreux : 32 à Paris, 7 à Marseille. Leur persistance tient en grande partie à l’existence des garnisons militaires. Et l’observation médicale montre qu’on peut tout aussi bien qu’ailleurs y contracter syphilis et blennorragie, dans les moments d’affluence, quand les clients se succèdent sans interruption. La visite de santé hebdomadaire n’est nullement une garantie.

En réalité, la prophylaxie des maladies vénériennes dépasse amplement le débat sur les lupanars et sur la police des mœurs. Tandis que les maisons closes tendent à disparaître, la liberté sexuelle, de plus en plus grande, pose le problème pour toute la population. D’où la nécessité de l’éducation médico-hygiénique du public.

Le danger est que cette éducation ne porte pas sur les arriérées mentales, indifférentes et irresponsables. Les profanes ne savent distinguer, et pas toujours, que la grande aliénation mentale. Les juges et les policiers considèrent comme des paresseuses invétérées et comme des vicieuses de pauvres femmes qui sont des déséquilibrées, des instables ou des apathiques. Une enquête, faite par des médecins psychiatres, a montré que les neuf dixièmes des jeunes prostituées emprisonnées à la Petite Roquette sont des enfants arriérées. Il faudrait dépister les arriérées de bonne heure, avant l’âge de 7 ans, les placer en internat dans des écoles spécia-

les, et plus tard les protéger, spécialement les adolescentes, contre les aléas de la vie sociale. Toutes les adolescentes doivent être protégées, mais la protection doit être plus stricte quand il s’agit de fillettes anormales, et cette protection n’est actuellement réalisée que dans les familles aisées. Ainsi, de quelque façon qu’on envisage le problème, l’argent et l’inégalité apparaissent comme les causes sociales qui favorisent la prostitution. — M. Pierrot.


PROTECTORAT (et Colonisation). « Les colonies étaient considérées, à l’origine, comme destinées exclusivement à l’utilité et à l’enrichissement de la métropole. » (Larousse.)

Lorsque les Phéniciens fondèrent Carthage et les autres comptoirs de la Méditerranée, c’était dans une unique pensée de lucre ; commerçants avant tout, ils cherchaient le profit. Lorsque les marins espagnols et portugais du xve siècle allaient à la découverte de la route des Indes, ils n’avaient pas d’autre but que de s’enrichir. Lorsque l’Angleterre et la France (lire : la bourgeoisie mercantile des deux pays) se disputaient l’Inde et l’Amérique du Nord, c’était le riche marché de ces pays qui était l’enjeu de la lutte. Et lorsque, au cours du xixe siècle, toutes les nations dites civilisées se partagèrent le monde, c’était avant tout le besoin de débouchés qui poussait le capitalisme à se jeter avidement sur ces pays dits « neufs », riches de matières premières, de main-d’œuvre à vil prix, et prometteurs de consommateurs innombrables.

Actuellement, les 2/5 de la population terrestre sont « colonisés ». Les colonies occupent la moitié des terres qui couvrent la surface du globe.


Des trafiquants de Tyr aux modernes nations colonisatrices, en passant par les conquistadors et les négriers des siècles derniers, il n’y a qu’une différence de degrés. Le but poursuivi n’a jamais varié : le profit. Seulement, aux époques dites barbares, l’occupation de la colonie se faisait sans fard, en vertu de la raison du plus fort. Au fur et à mesure du progrès des idées humanitaires, le besoin de voiler désormais de sophismes ce droit du plus fort devient de plus en plus impérieux (car, lorsqu’on va au fond des choses, le « droit » n’apparaît pas ; il n’y a que crime et vol). De ce besoin découlent les idées de « peuples arriérés », de « missions civilisatrices », de « races inférieures » et de « races supérieures ». Et l’on aboutit à ce paradoxe, par exemple : l’Inde et la Chine, berceaux de la civilisation véritable, colonisées et civilisées ( !) par la barbarie occidentale.

Jusqu’au xixe siècle, il est communément admis qu’un peuple qui se sent fort peut conquérir un pays plus faible. Première phase ; on dit : conquête de la Gaule, conquête du Canada, conquête de l’Algérie. Non seulement la force prime le droit, mais elle le légitime. Puis vient la période des tiraillements. La « conscience universelle », nouvellement créée (lire : la lassitude des prolétaires à servir continuellement de chair à canon pour des buts qui ne sont pas les leurs, puis le désir des conquérants de camoufler adroitement aux peuples colonisés l’occupation étrangère) a besoin d’apaisements. C’est alors qu’on s’arroge le droit de « protéger » un pays qui ne demande pas à l’être.

Deuxième phase ; on dit : protectorat (Tunisie, Annam, Cambodge, Maroc). Enfin, après l’effroyable boucherie de 1914–1918, s’inscrit la troisième phase. Wilson a passé là. On a lancé « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Cependant, les colonies des vaincus, et même certaines parties de leur propre territoire sont bien tentantes. Heureusement qu’il est, avec la « conscience universelle », comme avec le ciel, des accommodements. On crée les « pays de mandat » (Syrie, Grand Liban, Cameroun, Togo).