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passe de lourdes chaînes aux mains et rassemble le bétail. Après des exactions sans nombre (injures, coups de crosses, viols parfois), on pousse sur la route le lamentable troupeau humain et les bêtes affolées, et on conduit le tout au caïdat. Ni les cris, ni les pleurs des femmes, ni les appels à la clémence et à la raison des vieillards, ni la détresse des petits enfants ne touchent le terrible khalifa. Puisqu’on n’avait plus d’argent à lui donner, c’est le pillage légal des meskines ; tant pis pour eux !

Du produit de leurs infamies, cheiks et khalifas vivent grassement. Aussi leur emploi est-il très disputé, malgré qu’au-dessus d’eux se trouve un supérieur insatiable aussi : le caïd – lequel est à son tour « contrôlé » par le contrôleur civil, représentant la France des Droits de l’homme et la République. Alors, le mécanisme est simple quand on sait que l’argent domine tout ; le candidat cheik arrose copieusement le jardin du caïd et celui du contrôleur en s’efforçant de faire mieux que son concurrent (qui arrose aussi). Le plus fort l’emporte. Celui-ci ne manque pas, par la suite, d’entretenir la grande bienveillance que lui portent ses chefs ; et cela se passe le plus aimablement du monde dans une avalanche de dons et de cadeaux, dont les meskines font tous les frais.

Le caïd, dans son caïdat, est maître quasi absolu de la liberté et de la vie même de ses administrés. Il dispose d’une force armée (spahis) et de prisons, souvent infectes, dans lesquelles il tient enfermé sans jugement et pour un temps indéterminé tout fellah qui a déplu. Malheur au meskine qui s’est laissé prendre à commettre un larcin, à faire paître ses brebis dans le domaine d’autrui ; malheur à lui s’il ne s’est pas soumis assez rapidement au caprice d’un colon ! Qu’il paie ! Sinon, c’est la prison, accompagnée de châtiments corporels ; et c’est parfois la mort par la sous-alimentation et les maladies (typhus). S’il paie, il peut recouvrer sa liberté. Tout se vend et tout s’achète, là-bas. Tel caïd qui a brassé des millions dans ce fructueux commerce finit un jour décoré de la Légion d’honneur. Les contrôleurs, complices de ses crimes, l’ont « contrôlé » en partageant avec lui les profits. Et il en est partout ainsi – à de rares exceptions près.

Au sommet de l’échelle se trouve ce souverain gâteux : le Bey, « contrôlé » lui-même par le Résident Général. Mais on sait maintenant ce que veut dire « contrôler ». Et les dépenses énormes faites par l’un et par l’autre dans la ville d’été de La Marsa sont une insulte permanente à la misère immense des meskines du bled.

Et rien ne vient mettre un frein à toutes ces vilenies. Le Parlement croupion, appelé Grand conseil (représentant des colons et des fonctionnaires) n’est institué que pour décorer la façade. Le régime du « Protectorat » reste, pour le peuple qui en crève, la plus sinistre des farces.

III. Colons et Compagnies minières. Les juifs. — Les juifs et les grands colons achèvent l’œuvre néfaste de l’appareil administratif, en portant à son comble la misère des fellahs. Et les bédouins disent, quand on les interroge sur leur sort :

« La sauterelle est un démon, le siroco en est un autre, ça ne fait jamais que deux ; mais les caïds, les contrôleurs, les grands colons et les juifs représentent tout l’enfer déchaîné par la colère d’Allah sur le bled. »

Quand on se reporte à la période de l’occupation de la Tunisie, un nom vient aussitôt à l’esprit, et c’est celui d’un « grand » homme d’État de notre IIIe République : Jules Ferry. Certes, la bourgeoisie eut raison de dresser sa statue à Tunis sur la belle avenue qui porte son nom. Elle lui devait bien cela. Dès 1881, il donna le signal de la curée. Financiers et directeurs de journaux (il fallait faire l’opinion), après le refoulement des tribus, achetèrent d’immenses domaines.

Pour des prix variant entre 0, 25 franc et 10 francs l’hectare, la Société Marseillaise eut le domaine de l’Enfida (120.000 hectares). De la même façon, se constituèrent le domaine de Crétéville (1.600 hectares), de Rhédir-Soltane (3.000 ha), de Bow-Rebia (1.000 ha), etc. L’indigène fut dépouillé au profit de Mougeot, ancien ministre des P.T.T. et sénateur (scandale des terres Sialines, etc. Total : 12.000 ha) ; au profit de la famille de l’historien Taine (4.000 ha) ; au profit du directeur du Temps, A. Hébrard, et de son associé Paul Bourde (10.000 ha) ; au profit, enfin, de politiciens, sénateurs ou députés et anciens ministres comme Boucher (3.000 ha), Cochery (10.000 ha), Hanotaux (2.000 ha), Chaumié (3.000 ha), Krantz (5.000 ha), Pedebidon (10.000), Chailley-Bert (30.000 ha), Chautemps (4.000 ha). (Vigné d’Octon : La Sueur du burnous, p. 269.)

Un autre homme auquel le ventre des requins aurait dû être reconnaissant (on lui dressa un buste, il y a quelques années, à Tunis, mais il mourut pauvre), c’est Thomas, « l’inventeur » des phosphates tunisiens. Ce vétérinaire principal des armées découvrit, en effet, les riches gisements de Gafsa. Une fortune incalculable, qui se trouvait dans les terres stériles du Sud, se dressa ainsi tout à coup devant les yeux éblouis des pirates. Y mettre la main dessus fut l’affaire d’un instant. Par trois petits décrets, on déposséda les tribus, et ces terres, classées comme terres mortes ou terres collectives, devinrent propriété d’État. Le jugement du tribunal mixte disait :

« Les indigènes tunisiens (qui se prétendent lésés par les décrets) n’auraient jamais pu tirer parti des richesses minières de leur sous-sol ; par conséquent, leurs titres de propriété n’ont jamais pu s’appliquer à cela. En leur faisant dire aujourd’hui le contraire, le tribunal mixte, auquel incombe la tâche de les appliquer et de les interpréter, leur donnerait à tort une portée qu’ils n’ont jamais pu avoir et substituerait des conceptions imaginaires et fantaisistes au véritable état de choses. En faisant cela, non seulement il manquerait à son devoir, mais encore il créerait un obstacle à la colonisation de la Tunisie, en reconnaissant sur son sol à la population indigène des droits qui ne lui ont jamais appartenu. »

Ainsi donc, l’indigène est spolié. À peu près tout ce qui a une valeur est passé entre les mains des grands colons et des compagnies anonymes. Il reste à exploiter ces richesses.

MM. les ministres et sénateurs plus haut nommés n’ont pas, comme bien l’on pense, tenu la charrue. La grande culture s’est installée, et l’Arabe, pour vivre, a été obligé de suer pour le plus grand profit de ses nouveaux maîtres. Et puis on a songé (car nous sommes en Res-Publica !) à installer de petits colons dans le pays. Trop tard ! Plus de terres. Pourtant, si : en regardant bien, ici et là, chez ces messieurs, il y a quelques hectares de terres salées, quelques carrés insalubres ou rocailleux. L’hectare acheté par eux au prix que l’on sait est racheté par le gouvernement, de 100 à 500 francs. Et l’État le revend une deuxième fois, avec bénéfice, au petit agriculteur qui, venu de France, apporte avec lui quelques capitaux dans l’espoir de faire fortune. Hélas ! Combien y en a-t-il de ces malheureux qui ont englouti leurs économies dans l’achat de terres, de matériel, dans des constructions dans le bled désolé ? Combien y en a-t-il qui ont défriché, défoncé, peiné sous les siroccos ? Puis sont venues les années de sécheresse, les maladies, la misère… Enfin est venu le juif qui a prêté à 20, à 30 pour cent, et il est resté maître de tout !… Il a mis des khammès sur cette terre et c’est lui qui, exploitant l’indigène, a récolté en définitive le fruit des premiers efforts du petit colon. Protectorat !… Colonisation !… Le mirage est trompeur. Ah ! Qu’il se garde bien, le petit agriculteur français, de partir pour les « colonies » ; les pires décep-