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combattre ce mouvement et en emprisonnant le secrétaire et animateur : Mohammed Ali,

L’arbitraire règne d’ailleurs en souverain sur la Tunisie. Les gêneurs sont proprement embarqués sur le prochain bateau dès que le résident général le juge bon. Ceci en vertu d’un édit du roi Louis XVI, de juin 1778 ! Par cet édit, le roi autorisait les consuls de France, dans les Échelles de Barbarie et du Levant « à faire arrêter et renvoyer en France, par le premier navire de la Nation, tout sujet français qui, par sa mauvaise conduite et ses intrigues, pourrait être nuisible au bien général ».

L’édit a été appliqué en 1922 et 1924.

Pour renforcer cet arbitraire, deux décrets du 29 janvier 1926 sont venus encore supprimer toute liberté de pensée.

1° Un décret sur la presse :

« Tout journal ou écrit périodique qui aura encouru pour délit de presse, en la personne de ses propriétaires, directeur, gérant, rédacteurs, ou dans celle de l’auteur d’un article inséré, une condamnation correctionnelle, même non définitive, soit à l’emprisonnement, soit à une amende de 100 francs au moins, soit à des réparations civiles supérieures à cette somme, sera tenu, dans un délai de trois jours à partir de la condamnation, et nonobstant opposition, appel ou recours en cassation, de consigner à la caisse du receveur général des Finances, une somme égale au montant des frais, amendes et réparations civiles, s’il en a été prononcé. En cas de condamnation à l’emprisonnement, cette consignation ne pourra être inférieure à 500 francs par jugement de condamnation intervenu. À défaut de consignation, la publication cessera. »

2° Un décret sur les crimes et délits politiques :

« Article 4. — Sera puni d’un emprisonnement de deux mois à trois ans, et d’une amende de 100 à 3 000 francs quiconque, par des écrits, des actes ou des paroles, publics ou non : 1° provoque à la haine, au mépris ou à la déconsidération du souverain, du gouvernement et de l’administration du Protectorat, des fonctionnaires français ou tunisiens chargés du contrôle ou de la direction du gouvernement ou de l’administration du Protectorat, ainsi que des ministres français ou tunisiens investis des mêmes attributions ;

2° Cherche à faire naître dans la population un mécontentement susceptible de troubler l’ordre public.

« Article 5. — Le concert arrêté par deux ou plusieurs fonctionnaires publics en vue de faire obstacle par voie de démission collective ou autrement à l’exécution d’un service public est puni d’un emprisonnement de six mois à deux ans. »

Inutile de souligner le caractère odieux de tels décrets.

Et les meskines, que pensent-ils ? Quelles sont les aspirations des bédouins de la tente ou du gourbi ? Illettrés, saturés de pratiques religieuses, ils ont l’âme des vilains des époques médiévales. Ils se résignent, car le paradis d’Allah les attend. Cependant, parfois, la vie est la plus forte, et de l’excès de leur misère sourdent de naïves révoltes. On les leur fait chèrement payer. Et la religion est, là-bas comme ailleurs, à la base de leur asservissement. « Il faut au peuple un dieu par les prêtres fourbi. » Fortuné pays qui en possède au moins trois : le dieu du Coran, Jéhovah d’Israël et l’ineffable Éternel, dont la succursale de Rome essaie de placer la camelote. Les affaires ne vont pas mal, chaque membre de ce consortium ayant sa clientèle propre. Notre sainte mère l’Église se distingue même particulièrement dans l’accaparement d’immenses richesses (Carthage, domaines, subventions d’État, etc.), et elle se moque et de la misère des meskines et des autorités du Protectorat, comme elle l’a bien fait voir lors du congrès eucharistique de Carthage (1930).

Arrivé au terme de notre étude, une réflexion que nous avons souvent entendue nous revient en mémoire. On dit : « Nul ne peut nier que l’occupation française ait apporté d’énormes progrès dans nos colonies. Économiquement, le pays a été totalement transformé ; il y a davantage de bien-être matériel. Malgré les excès qui ont pu être commis, notre civilisation a pénétré chez ces peuples moins avancés, et ceci est un résultat qui justifie la colonisation. »

D’abord, comme nous le savons, il est faux qu’on colonise pour « civiliser ». On colonise pour s’enrichir.

Et puis qu’est-ce que civiliser ? Est-ce industrialiser un pays et y transporter des méthodes d’exploitation de plus en plus américaines ? Le dernier mot est-il de rationaliser la production dans des bagnes infernaux ?

Certes, il y a des routes, des chemins de fer, des mines en pleine exploitation, des usines, des avions, des casernes, des arsenaux, des bistrots, des lupanars. « Il y a…, répétons les paroles de M. Violette, ex gouverneur de l’Algérie : « une admirable façade de richesses, mais les indigènes sont dans un état pitoyable. » Et ce n’est pas pour nous étonner ; n’est-ce pas « notre » civilisation que nous avons importée là-bas ? Notre civilisation que nous connaissons si bien dans la métropole, et dont les travailleurs sont les victimes ?

Quant au « progrès », il ne peut s’agir que du progrès intellectuel et moral, c’est-à-dire de l’évolution vers plus de liberté, vers une émancipation de plus en plus large des esprits. Or, ce progrès est si lent à constater qu’on ne peut pas l’évaluer dans une si courte période qu’est un siècle, ou même moins, d’occupation. D’ailleurs, il est des périodes de régression dans cette marche vers le progrès. Admettons pourtant qu’il y ait progrès, pourrions-nous affirmer qu’il résulte du fait de la colonisation ? Ne serait-il pas dû simplement au mouvement des idées qui emporte les peuples dans un formidable tourbillon, passant par dessus toutes les frontières, par dessus toutes les formes de gouvernement ?

Et constatons que, malgré la volonté des maîtres de l’heure, ce travail d’émancipation se prépare, et cela au sein même des organismes que les maîtres ont créés pour assurer leur sauvegarde. Phénomène bien connu : toute société oppressive portant en elle-même ses propres fossoyeurs. Nous dirons donc, pour finir, un mot sur l’école qui est, à notre avis, l’instrument le plus puissant – malgré tous les défauts que nous lui connaissons – de cette ascension vers le vrai.

« Chaque enfant qu’on enseigne est un homme qu’on gagne.
Tout homme ouvrant un livre y trouve une aile, et peut
Planer là-haut où l’âme en liberté se meut. »

(Victor Hugo)

Nous n’ignorons point pour quelles fins on multiplie (oh ! à une cadence très honnête) les écoles en Tunisie et dans les autres pays de protectorat, mais il est certain que, dès que l’indigène sait lire, il arrive parfois qu’il pousse son éducation bien au-delà de l’étude des textes officiels dans lesquels on voudrait qu’il se confinât. Les indigènes envoient volontiers leurs enfants, garçons et filles, à l’école française. Ces élèves sont souvent de bons petits écoliers très studieux. Quand ils savent lire, les parents – avec juste raison – en sont fiers. Lire, cela permet de connaître la substance plus ou moins aride des décrets et des lois et de mieux se défendre contre les abus de pouvoir ; mais cela permet aussi d’assimiler les textes autrement féconds des grands penseurs de l’Humanité.

Voilà pourquoi, malgré l’enseignement officiel du Koran dans les écoles d’État, malgré la parcimonie avec laquelle on distribue cette instruction, malgré la forme même qu’on lui imprime, la « civilisation » capi-