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de l’offense. C’est de la sanction, appliquée à l’intérieur du clan, que serait née l’idée de responsabilité individuelle. « En même temps que ces wergeld, peines privées si l’on veut, écrit Saleilles, il y avait, parallèlement, de véritables expiations publiques pour les faits qui portaient atteinte il la sécurité de la tribu, faits de trahison par exemple… Partout où il y a un petit groupe organisé, nous trouvons ces deux formes de la peine, la peine protection, du côté de l’extérieur (wergeld), et la peine expiation, du côté de l’intérieur ; et le jour où les groupes arrivèrent à se fédéraliser sans se confondre, ces deux côtés de la peine se trouvèrent également réunis, tout en gardant leurs fonctions distinctes. » A l’intérieur du clan, on ne frappe pas brutalement comme à la guerre ; l’application de la peine devient un fait d’ordre religieux, que l’on entoure de formalités solennelles, consacrées par la loi ou par les rites traditionnels. Pour satisfaire un besoin instinctif et sauvage, l’on s’abrite derrière la divinité. « Mélange de rites religieux et de formes juridiques, la peine n’est pas un simple moyen de défense, c’est une sanction du mal réalisé, une équivalence entre le mal commis et le mal infligé. » La notion chrétienne du péché développa l’idée de responsabilité personnelle ; pour connaître les intentions cachées du coupable, on multiplia les tortures. Mais il est faux, à mon avis, de prétendre que, dès cette époque, « la conception qui prévaut est l’idée d’exemplarité par la peine, et de défense sociale, non pas par l’amendement individuel, mais par l’intimidation universelle. » Pour les penseurs chrétiens, le droit de punir est un droit mystique, émané directement du ciel et délégué aux souverains par le tout-puissant. C’est plus tard, quand s’accentua le déclin des idées religieuses, que l’on insista sur la nécessité de défendre la société. Plusieurs, aujourd’hui, prétendent que l’on ne punit le coupable que pour l’amender. « À l’idée que la peine était un mal pour un mal, déclare Saleilles, on substitue l’idée que la peine est un moyen pour un bien, ou un instrument soit de relèvement individuel, soit de préservation sociale. » Ainsi les autorités gardent jalousement le droit de punir ; elles se bornent à lui donner, selon les époques, une base théorique différente qui concorde avec les idées du moment. Car nous ne pouvons croire, comme Saleilles, que la société soit si pleine de sollicitude à l’égard du délinquant, lorsqu’il n’est point de noble extraction ! Les chefs ne réalisent que des amendements de détails, des améliorations partielles qui satisfont le public, sans amoindrir le pouvoir qu’ils s’arrogent sur les individus. Dans tous les pays, la législation pénale se propose d’assurer la domination d’une secte, d’un parti, d’une classe pl us ou moins nombreuse, d’une forme de gouvernement. Liberté, bien-être, vie des particuliers, elle sacrifie tout à l’orgueilleux intérêt de ceux qui la fabriquent. La loi n’est qu’un instrument d’oppression ; le juge ne se distingue pas du bourreau. En Amérique, un Sacco, un Vanzetti sont condamnés à mort à cause de leurs idées ; en Espagne, en Italie, de nombreuses victimes ont payé de leur vie le crime de penser librement. En France, la répression est moins sanglante ; pourtant, sans que l’opinion s’émeuve, des ministres s’acharnent contre les chercheurs indépendants. Combien nous en avons subi de ces persécutions, moi et ceux qui commirent le crime de se déclarer mes amis ! Cela remplace les anciens procès d’hérésie et de sorcellerie, les édits qui défendaient, sous peine du bûcher, de faire tourner la terre autour du soleil ou, sous peine de la hart, d’enseigner une logique autre que celle d’Aristote. La justice a d’ailleurs deux poids et deux mesures : elle est autre pour les grands que pour les petits, autre pour le patron que pour l’ouvrier. Quand, par une exception rare, elle frappe le riche, c’est dans une minime partie de sa fortune ; quand elle frappe le pauvre, c’est avec une rigueur inflexible, sans souci de la détresse où se

trouve le malheureux. Un Péret trône au Sénat, un Oustric vit en liberté ; les forbans de la banque et de la politique dictent leurs arrêts aux juges et reçoivent des brevets d’innocence qui leur confèrent, légalement, une blancheur immaculée. Mais aucune indulgence pour le chômeur qui dérobe quelques navets, pour le manifestant qui conspue un ministre prévaricateur. Une monstrueuse et méthodique organisation de l’injustice, voilà où conduit, en pratique, l’application du droit de punir. Et jamais les penseurs officiels n’ont pu lui découvrir de bases solides du point de vue de la raison. (Voir l’article sur la Peine de Mort.) Afin de persuader aux peuples qu’ils devaient se laisser conduire comme de vils troupeaux et bénir la main qui les frappait, on soutint longtemps que lois et institutions répressives avaient dieu pour auteur. Parce que dépositaires de la puissance céleste, les souverains avaient pour obligation première de se montrer impitoyables. D’après Joseph de Maistre, c’est tout exprès pour eux que le créateur, dans son infinie bonté, fabriqua le bourreau. « La raison, écrit-il, ne découvre dans la nature de l’homme aucun motif capable de déterminer le choix de cette profession… Qu’est-ce donc que cet être inexplicable qui a préféré à tous les métiers agréables, lucratifs, honnêtes, et même honorables, qui se présentent en foule à la force ou à la dextérité humaine, celui de tourmenter et de mettre à mort ses semblables ? Cette tête, ce cœur sont-ils faits comme les nôtres ? Ne contiennent-ils rien de particulier et d’étrange à notre nature ? Pour moi, je n’en sais pas douter ; il est fait comme nous extérieurement, et naît comme nous ; mais c’est un être extraordinaire, et pour qu’il existe dans la famille humaine, il faut un décret particulier, un fiat de la puissance créatrice. » Pour rendre l’expiation plus complète et mieux satisfaire la vengeance divine, il conviendrait que la loi soit cruelle, les supplices raffinés, pensait le même auteur. Et il prétendait que jamais la justice ne condamna un innocent. Si des hommes ont péri sur l’échafaud pour des crimes dont ils n’étaient pas coupables, c’est qu’ils avaient mérité cette peine par des forfaits restés inconnus. Les atrocités de l’Inquisition se réduisent à « quelques gouttes d’un sang coupable versé de loin en loin par la loi ». Quant à la guerre, elle est d’essence divine, c’est un fait surnaturel qui permet au Père Céleste d’assouvir sa vengeance et de frapper, tout ensemble, le coupable pour ses fautes, l’innocent en qualité de victime expiatoire. De pareilles folies ne trouvent créance nulle part, maintenant., sauf dans les séminaires. En 1914, quelques prêtres s’avisèrent de rappeler la théorie de la guerre-expiation ; on leur fit comprendre qu’elle n’était plus de mode et qu’il était préférable d’exalter le courage de ceux qu’on envoyait à l’a mort. C’est à peine si l’on prend davantage au sérieux les déclamations d’un Cousin ou les réflexions d’un Guizot, pour qui le droit de punir se fonde sur l’ordre moral et consiste dans la rétribution du mal pour le mal. « Il n’est pas vrai, déclare Guizot, que les crimes soient punis surtout comme nuisibles, ni que dans les peines la considération dominante soit l’utilité. Essayez d’interdire et de punir comme nuisible un acte innocent dans la pensée de tous, vous verrez quelle révolte saisira soudain les esprits. Il est souvent arrivé aux hommes de croire coupables et de frapper comme telles des actions qui ne l’étaient pas. Ils n’ont jamais pu supporter de voir le châtiment tomber d’une main humaine sur une action qu’ils jugeaient innocente. La providence seule a le droit de traiter sévèrement l’innocence sans rendre compte de ses motifs. L’esprit humain s’en étonne, s’en inquiète même ; mais il peut se dire qu’il y a là un mystère dont il ne sait pas le secret, et il s’élance hors de notre monde pour en chercher l’explication. Sur la terre et de la part des hommes, le châtiment n’a droit que sur le crime. Nul intérêt public ou