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portement extérieur des humains. L’éducation sociale ayant discipliné les tendances primitives, sans les amoindrir le moins du monde, ces tendances se satisfont plus ou moins bien, selon la nocivité ou l’excellence des idées. Ces idées, ou réflexes conditionnels supérieurs, sont probablement excitées, ou inhibées, par les excitations extérieures toutes les fois que l’énergie nerveuse, divisée par la complexité de ces excitants (faits multiples, situation critique ou embrouillée, événements imprévus ou inexplicables, etc.), n’engendre pas l’action immédiate, unique et rapide, mais des ébauches multiples d’actions. Alors, l’énergie nerveuse parvient jusqu’aux centres intellectuels, et le processus habituel de la réflexion se réalise, suivi ou non d’action. Comme il est assez rare que l’homme soit sous l’empire d’une unique excitation, ou d’un unique centre affectif (ventre affamé n’a pas d’oreille, nécessité n’a pas de loi, etc.), nous voyons qu’à l’état normal les centres intellectuels sont perpétuellement excités pour adapter l’être aux réalités du moment.

Il se produit même autre chose, c’est que l’énergie nerveuse, issue de certains centres affectifs, n’est pas toujours nécessitée par une action motrice immédiate. Le système nerveux peut se comparer à une sorte de fabrique incessante d’énergie nerveuse qui, inutilisée par l’adaptation immédiate ou prochaine aux faits objectifs, parcourt les divers réseaux nerveux des centres intellectuels, soit au hasard des excitations extérieures, soit sous l’influence d’un centre affectif excité subjectivement (influence des organes, humeurs, cœnesthésie, etc.), soit enfin sous l’excitation d’un complexe de réflexes très important formé par l’éducation (problèmes éthiques et esthétiques), mais, en réalité, dépendant d’une tendance primitive innée.

Ce vagabondage de l’énergie nerveuse, à travers des réseaux prodigieusement enchevêtrés, réalise ce que nous appelons communément imagination, rêverie, méditations, réflexions, abstractions intellectuelles, raisonnement.

Le rôle de ces méditations n’est pas nul, bien au contraire. Les voies nouvelles créées par elles ne le sont pas toujours en vain. Si certaines rêveries sont stériles, il en est d’autres qui, ayant construit des possibilités d’action, ou résolu des difficultés éthiques ou esthétiques, forment des voies toutes prêtes à des excitations futures et modifieront, conséquemment, le comportement ultérieur de l’individu.

Pouvons-nous, maintenant, définir le rôle de la raison et l’attitude de l’homme raisonnable ? Je crois que oui.

Nous avons, d’un côté, les tendances affectives qui nous font ce que nous sommes : c’est notre personnalité innée ou héréditaire. De l’autre, nous avons la personnalité acquise formée par l’éducation, ou réflexes conditionnels. Nous avons vu que ces réflexes ont un rôle directeur et coordinateur, tandis que les tendances affectives ont un rôle propulseur. Nous pouvons alors saisir le mécanisme des modifications volontaires de l’homme raisonnable.

Prenons l’exemple de ce gentilhomme ayant maltraité sa femme après boire, et lui faisant serment, après un dernier verre de vin, de ne plus jamais toucher à ce breuvage. Ce qu’il fit scrupuleusement, paraît-il. Il faut, pour comprendre mécaniquement ce fait, situer la psychologie du héros. En lui existent des centres affectifs très accusés : nutrition, génération, réceptivité, etc. ; lesquels se divisent en de multiples sous-états affectifs : gourmandise, amour, imagination, goûts esthétiques et éthiques ; et, enfin, connaissances personnelles et générales. Jusqu’à cet événement, c’est le centre important de la nutrition qui, par la gourmandise, a triomphé des autres, les inhibant par son excès d’énergie nerveuse. Mais, après ce fait excessivement important, c’est le centre affectif de la génération, et les centres de l’éthique et de l’esthétique, qui réagissent sous

l’impression de la douleur féminine et, à leur tour, inhibent définitivement l’état affectif de la gourmandise. L’influx nerveux, se diffusant alors (devant la complexité des faits) dans les centres de la connaissance, y détermine cette résolution énergique et définitive.

Voilà le processus volontaire d’un acte dit raisonnable.

Bien entendu, cela ne satisfera point les adorateurs de la raison pure, lesquels feront ici intervenir un impératif catégorique inconditionné, qui, sans cause, fera soudainement agir notre gentilhomme différemment. Cela ne fera pas non plus l’affaire d’une autre sorte de ratiocineur, qui voudrait que le héros se contentât de boire raisonnablement, sans passer ainsi d’un excès dans l’autre. C’est oublier qu’un homme ardent, à l’énergie nerveuse abondante, ne peut être un modéré, et que le côté éthique et éducatif, ayant été violemment excité, a réagi par le réflexe le plus efficace et le plus sûr : l’abstention définitive.

Si cette explication déterministe ne convient pas aux mystiques qui rêvent d’une parfaite indépendance de leur raison, quant aux phénomènes physico-chimiques qui la créent, elle explique, par contre, très bien le mécanisme des déterminations, raisonnables ou non.

Nous comprenons alors que l’homme raisonnable, ou l’homme de raison, est celui chez qui existe déjà un certain équilibre des tendances affectives, et qui possède une personnalité acquise fortement et diversement développée.

Ne peuvent pas être raisonnables le gastronome excessif, le sexuel pur, l’acteur à tout prix et le raisonneur exclusif ; car, concevant le monde conformément à leur nature trop spécialisée, ils s’adaptent mal aux réalités diverses du monde objectif, qu’ils déforment selon leurs spécialisations. Chez eux, les centres esthétique et éthique déterminent cette connaissance personnelle que nous supposons inconciliable avec la connaissance réelle et objective, nécessaire à toute harmonie.

L’homme de raison a donc ses centres esthétiques et éthiques équilibrés par la diversité de ses tendances affectives, et sa connaissance réelle lui permet d’orienter son activité vers des réalisations harmonieuses avec les autres êtres. C’est là une des caractéristiques de l’universalité. La grande connaissance des faits permet des synthèses de plus en plus vastes, dans lesquelles les contradictions tendent à s’éliminer par le jeu même des constructions nerveuses, s’effectuant, nous l’avons vu, selon le processus des causalités.

La volonté n’est donc que l’effet durable du fonctionnement nerveux s’effectuant sous l’influence d’une tendance effective dans le domaine de la connaissance.

Comment, dira-t-on alors, peut-on devenir raisonnable, si on ne l’est pas naturellement ?

Cette modification volontaire, intéressante au plus haut degré, comprend deux activités différentes, soit qu’il s’agisse de soi-même, soit qu’il s’agisse d’autrui. Dans ce dernier cas, notre action porte inévitablement sur un défaut que nous constatons chez ceux que nous voulons rendre raisonnables. S’il s’agit d’un enfant, nous devons étudier soigneusement sa nature et ses tendances affectives et utiliser celles qui nous paraissent avantageuses, et bien établies, pour inhiber les tendances malfaisantes, et canaliser judicieusement les autres à l’aide de solides réflexes conditionnels, créateurs de centres esthétiques et éthiques, coordonnés à leur tour par de grandes connaissances réelles et synthétiques. Le centre affectif défaillant sera ainsi équilibré par une éducation tendant à universaliser tout de même l’activité future de l’enfant. Peut-être une certaine modification de l’activité des glandes internes permettrait-elle une amélioration du caractère, puisque certaines glandes agissent comme régulateurs de croissance, d’activités musculaire ou intellectuelle, etc. C’est un problème excessivement délicat et qui exige déjà un éducateur très objectif, très bien équilibré lui-même et