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n’est pas seulement économique, elle a aussi un caractère politique et social très net, très précis, qui ne peut surprendre aucun de ceux qui savent à quel point l’économique dirige la politique et détermine le social. On peut donc dire que la rationalisation se développe parallèlement sur ces trois terrains et affirmer qu’elle est la doctrine économique des puissances d’argent, dont le but final est le fascisme.

Il m’est matériellement impossible de tenter ici l’exposé chronologique et analytique de la rationalisation. Des gros volumes n’y suffiraient pas.

Je dois donc me borner, après avoir indiqué ce que sont, suivant des auteurs divers, la standardisation et la normalisation qui sont les bases de la rationalisation, à examiner ce qu’elle est réellement et où elle risque de conduire le prolétariat, s’il ne réagit pas contre elle. J’en aurai fini lorsque j’aurai rappelé la position prise par l’Association Internationale des Travailleurs sur cette importante question.

La « Standardisation » n’est pas américaine, comme on pourrait le croire ; elle est d’origine britannique. Elle consiste à unifier le travail des ateliers, de façon à ne faire créer que quelques modèles spéciaux et à réduire ainsi le nombre des éléments types de fabrication. Les modèles « normaux » deviennent, si possible, des modèles adoptés internationalement. Il en résulte une extension immédiate et considérable du champ d’expansion des produits ainsi « normalisés ». La standardisation indique surtout la création de calibres ou de formes mécaniques destinés à unifier, par exemple, le pas des vis ou des boulons, qui deviennent, de ce fait, utilisables par toutes les industries de tous les pays.

La « normalisation » a des objectifs beaucoup plus larges ; elle vise, en somme, à « l’organisation » moderne et scientifique de la production et des échanges, en vue de l’augmentation du rendement et de la vente.

C’est ainsi que s’exprime M. Charles d’Avron, dans un article paru dans « Excelsior » du 6 juin 1927. Et il ajoute : « On veut s’efforcer, en rationalisant, de mettre fin au gaspillage des énergies et des capitaux résultant de l’empirisme de l’industrie.

« On conçoit, par conséquent, que la rationalisation n’implique pas seulement des améliorations de l’outillage mécanique et la substitution de la machine automatique à la main-d’œuvre humaine, mais qu’elle suppose – et voilà tout le système – surtout « le remaniement général des cadres de la production, une refonte organique et totale de l’économie nationale… et, bien entendu, internationale. »

La « Standardisation » s’applique donc à l’exécution du travail dans l’atelier et dans l’usine ; elle donne naissance à la normalisation, et celle-ci conduit à la « rationalisation ». Voilà le processus.

L’organisation scientifique du travail, avec ses deux branches différentes et complémentaires : le taylorisme, qui a trait à l’exécution du travail – auquel une étude spéciale sera consacrée – et le fayolisme, c’est-à-dire l’organisation rationnelle, scientifique de l’administration des entreprises, concourt également, et en premier lieu, à réaliser ce qu’on appelle la rationalisation. Selon ses protagonistes, pour que la rationalisation puisse donner son plein effet, il faut non seulement que le produit manufacturé soit fabriqué le mieux et le plus vite possible, qu’il réponde à un type « normal », susceptible d’intéresser une vaste clientèle, mais il faut encore que, par des ententes particulières et générales, les industriels qui le fabriquent s’assurent la collaboration d’industries voisines capables de les aider à se procurer à moins cher leurs matières premières, ou à écouler leurs sous-produits.

Il faut encore que par la formation de cartels, réglés par des accords commerciaux, l’industriel et le commerçant aient la certitude de trouver, le moment venu, des débouchés capables d’absorber leur production. On

voit, en effet, qu’il s’agit bien là d’une nouvelle doctrine économique, d’une refonte organique et totale de l’économie nationale et internationale.

Parlant de la « rationalisation » industrielle devant une assemblée composée de financiers, de parlementaires, d’industriels et de diplomates, le 6 décembre 1926, sous l’égide du « Redressement français », à la tête duquel on trouvait, à l’époque, MM. Mercier et Romier, M. Julius Hirsch, professeur à l’université de Berlin, ancien ministre socialiste allemand de l’Économie nationale, faisait appel à la collaboration du travail, du capital, de l’intelligence et de la main-d’œuvre, et assignait comme but à la rationalisation : Produire davantage, pour diminuer le prix de revient, pour assurer à la consommation des produits meilleurs et en plus grand nombre, pour appliquer le progrès, pour augmenter les salaires, pour rendre joyeux les foyers ouvriers, pour doter ceux-ci de l’hygiène, pour donner de sains loisirs aux travailleurs. Le 1er  mai 1927, le « Redressement français » affichait ce « magnifique » programme sur les murs de Paris et, le 2 mai, M. Pierre Bertrand, rédacteur en chef du Quotidien, lui donnait une adhésion retentissante qui décidait, par la suite, la C.G.T. à « laisser se dérouler l’expérience de la rationalisation ».

On connaît, aujourd’hui, les résultats de cette expérience. Il n’est pas exagéré d’affirmer que ces résultats – voulus – ne ressemblent en rien à ceux qu’indiquait M. Julius Hirsch, les mêmes d’ailleurs que M. Dubreuil, délégué de la C.G.T. et du Bureau international du travail de Genève formulait, avec une clairvoyance ( ?) rare, dans son fameux livre « Standards ». À l’heure actuelle, on peut dire que la rationalisation a eu pour conséquences : de produire davantage pour un salaire moindre ; d’augmenter les prix, sans se préoccuper du caractère des produits ; d’appliquer le progrès mécanique, sans se soucier des conséquences de son application ; d’imposer des conditions de travail abrutissantes ; d’exténuer l’ouvrier jusqu’au point de l’empêcher de se recréer ; et, surtout, de créer un état de chômage permanent à caractère massif. Cela suffit à la juger.

Pour bien fixer l’attention du lecteur, pour l’édifier, surtout, il n’est pas mauvais de lui faire remarquer que le chômage, qui est la conséquence directe de la rationalisation, a atteint, en premier lieu et le plus durement, les pays les plus industrialisés, ceux qui ont appliqué le plus largement la rationalisation ; c’est-à-dire, dans l’ordre : l’Amérique du Nord, l’Allemagne, l’Angleterre, la France, etc. Si, aujourd’hui, plus de cent millions d’êtres humains souffrent de la faim dans tous les pays du monde, ils le doivent d’abord et avant tout à la rationalisation barbare du capitalisme ; si les hommes de 40 ans restent sans emploi ; si les « cadres » sont imbus d’un esprit féroce, de caractère nettement fasciste ; si les ouvriers subissent les vexations de l’anthropométrie, du bertillonnage, etc., c’est parce que le capitalisme a « remanié les cadres de sa production », parce qu’il a insufflé à ses techniciens et à ses chiens de garde un état d’esprit nouveau, caractérisé par un Mépris total de la personnalité humaine.

On conçoit aisément que pareille situation ait incité l’A.I.T. à dire son mot sur la question. Voici comment : appelé à examiner la rationalisation, le IVe congrès de l’Association Internationale des Travailleurs, qui s’est tenu à Madrid, du 16 au 21 juin 1931, déclare ce qui suit : « Considérant que, dans le développement moderne des forces industrielles, la classe ouvrière organisée doit avoir exclusivement en vue d’exploiter ce développement en faveur des travailleurs ; que l’idée du perfectionnement de la technique est en soi-même une idée à laquelle nous devons faire bon accueil ; que ce perfectionnement concerne la technique musculaire et cérébrale tout aussi bien que la technique mécanique ; « Que, néanmoins, ce qu’on continue à appeler pré-