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l’histoire du protestantisme. Mais il était réservé aux Pays-Bas de voir naître le plus célèbre des humanistes, Erasme de Rotterdam, 1466-1536. Entré vers l’âge de vingt ans dans un cloître, il s’échappa cinq ans plus tard, dégoûté à tout jamais des habitudes monastiques. Après avoir mené très longtemps une vie errante et parcouru la France, l’Angleterre et l’Italie, il se fixa, en 1521, à Bâle, qu’il ne quitta presque plus. Recherché par tous les hommes marquants de son époque, il exerça une sorte de royauté intellectuelle qui l’a fait comparer à Voltaire. S’il a touché à toutes les questions et persiflé impitoyablement moines et théologiens, il n’osa pas cependant attaquer les dogmes comme le patriarche de Ferney le fera au XVIIIe siècle. « Tous les hommes, a-t-il écrit, n’ont pas le tempérament des martyrs ; et, si j’eusse été mis à l’épreuve, je crains bien que je n’eusse fait comme saint Pierre. » Pareil à maints libres-penseurs modernes, cet écrivain sceptique ménagea toujours les autorités religieuses et civiles ; il n’osa même pas prendre parti pour la Réforme et resta finalement catholique. Ses Adages, ses Colloques, son Éloge de la folie et ses autres ouvrages obtinrent un prodigieux succès.

Toutefois, approfondissant mieux les idées des anciens et leurs procédés de composition, les meilleurs esprits comprirent que la création originale était préférable à l’imitation servile, et que, sans liberté intellectuelle, il n’était pas possible d’atteindre les cimes éclatantes du génie. Renonçant au latin, maints poètes et prosateurs écriront, en langue « vulgaire », des chefs-d’œuvre qui devront une notable partie de leur beauté à la connaissance de l’Antiquité classique, mais ne sacrifieront aux modèles grecs et latins ni les besoins de l’époque, ni le tempérament de l’auteur. Laissant à Victor Méric le soin de parler de la renaissance poétique et littéraire, je négligerai complètement ce sujet, pour me borner à dire ce que fut la renaissance philosophique, scientifique et artistique.

Sans doute, la scolastique continua de régner dans les écoles et les universités ; le thomisme trouva des défenseurs parmi les membres des ordres religieux ; et l’on dut attendre Bacon et Descartes pour assister à l’éclosion de la philosophie moderne. Cependant, une violente réaction se manifesta de bonne heure contre l’aristotélisme frelaté et mal compris des grands docteurs scolastiques. Au début du XVe siècle, le platonisme fut prêché avec enthousiasme par Gémiste Pléthon, un lettré byzantin venu en Italie ; et une académie platonicienne fut fondée à Florence. Sous la direction de Marcel Ficin, qui traduisit et commenta Platon, Plotin et d’autres philosophes alexandrins, elle devait jouir d’une brillante réputation. Nombreux, d’ailleurs, sont les écrivains de l’époque qui, par haine du Stagirique, se prennent d’enthousiasme pour l’auteur des Dialogues. Parmi ces platoniciens, qui témoignèrent souvent d’une grande indépendance de pensée, citons François Patrizzi, professeur à Ferrare et à Rome, Pic de la Mirandole, jeune prodige encore plus prétentieux que savant, Giordano Bruno, mis à mort par l’Inquisition romaine à cause de la hardiesse de ses pensées, Pierre Ramus, assassiné par des partisans fanatiques de l’ancienne philosophie, dans la nuit du 24 août 1572. Ceux qui restent fidèles à Aristote s’avèrent parfois, eux aussi, des adversaires acharnés de la scolastique ; ils lui reprochent (non sans raison) d’avoir modifié et corrompu la pensée du Stagirique. Ce fut le cas de Pomponat, que l’on persécuta parce qu’il ne croyait ni à l’immortalité de l’âme, ni à la providence. Les deux Piccolomini, Césalpini, Vanini, brûlé à Toulouse en 1619 comme impie et athée, furent également des péripatéticiens qui refusèrent d’adopter l’interprétation thomiste. Campanella, qui réclamait la communauté des femmes, du logement et des biens, n’appartient à aucune école ; Jacques Bœhm fut un mystique dont la doctrine laisse quelque-

fois prévoir celle de Hegel. Quant à Montaigne et à Rabelais, la place de premier plan qu’ils occupent en littérature nous dispense d’en parler ici.

Donc, nulle philosophie bien originale n’apparut à l’époque de la Renaissance ; mais à confronter les systèmes anciens, à voir combien est difficile la recherche de la vérité, les humanistes prirent l’habitude de critiquer toutes les doctrines, même religieuses. Ils comprirent la nécessité du libre examen, et s’appuyèrent, dans leurs discussions métaphysiques, non plus sur la tradition ou l’autorité, mais sur la raison. Au début, on espéra qu’une conciliation serait possible entre la philosophie grecque et le christianisme. Le pape Nicolas V recueillit, pour la Bibliothèque vaticane, les écrits des pères de l’Église, en même temps que les textes des auteurs païens ; Marcel Ficin s’efforça d’harmoniser le système de Platon avec les dogmes catholiques. Mais on comprit très vite la vanité de pareilles tentatives ; de nombreux humanistes, même parmi ceux qui, comme Pogge, étaient au service de l’Église, redevinrent païens de sentiment et de pensée. De la sorte, la Renaissance préparait la voie, non seulement à la Réforme protestante, mais à la philosophie rationaliste des Temps modernes.

Affranchies des liens étroits où les tenait la théologie, les sciences se développèrent rapidement. Refusant d’accepter les idées courantes, des chercheurs entreprirent d’observer directement la nature afin d’en mieux découvrir les lois. Un Léonard de Vinci et un Bernard Palissy s’intéressaient prodigieusement aux sciences naturelles ; dans ce domaine, ils firent même œuvre de précurseurs. En 1543, le chirurgien André Vésale publia le premier album contenant une description exacte et minutieuse des organes du corps humain. En 1553, le médecin espagnol Michel Servet, future victime de l’intolérance calviniste, découvrit l’existence de la circulation du sang entre le cœur et les poumons. Ambroise Paré, renonçant à cautériser les blessures, inventa la ligature des artères. François Viète, 1540-1603, est considéré comme le fondateur de l’algèbre. Mais c’est l’astronomie, surtout, qui brilla avec Copernic, Képler et Galilée. Le premier démontra que la Terre n’est pas le centre du monde et qu’elle tourne autour du Soleil, dans un ouvrage, De revolutionibus corporum celestium, qui parut seulement en 1543, l’année de sa mort. Ce livre sera condamné par la congrégation de l’Index comme soutenant une doctrine contraire à l’Écriture sainte ; ajoutons que Copernic fut considéré par ses contemporains comme un fou, dont les idées ne méritaient pas d’être discutées. Sa doctrine sera reprise plus tard par Képler, dont la vie fut une longue série de déboires, et par Galilée, qui fut odieusement persécuté par l’Inquisition et dut prononcer l’abjuration suivante : « Moi, Galilée, dans la 69e année de mon âge, ayant devant les yeux les saints Évangiles que je touche de mes propres mains, j’abjure, je maudis et je déteste l’erreur et l’hérésie du mouvement de la terre. »

Si nous applaudissons aux progrès scientifiques accomplis au XVIe siècle, nous estimons, par contre, à l’inverse de ce qu’affirment les historiens, que la connaissance plus approfondie du droit romain orienta les études juridiques dans une voie néfaste. L’engouement pour la législation romaine préparait le triomphe de l’étatisme dans ce qu’il a de plus absolu et de plus odieux. Quelques auteurs, cependant, en particulier François Hotman, Jean Bodin, le Hollandais Grotius, témoignèrent d’une indépendance et d’une originalité relatives, auxquelles il faut rendre justice. Rappelons enfin que, préludant aux revendications des anarchistes, quelqu’un osa protester contre les tyrans, quels qu’ils soient, et proclamer tous les hommes égaux et libres. Ce fut Étienne de la Boétie, l’ami de Montaigne ; son essai, la Servitude Volontaire ou le Contr’un, circula longtemps en manuscrit et ne fut publié, pour la première fois, qu’en 1576.