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tenable. Elle ne peut être que celle d’ « anormaux » qui n’acceptent aucune responsabilité et, en fait, sont irresponsables.

b.) Il en est autrement des anarchistes individualistes, de tendance associationniste. Ceux-ci considèrent qu’ils ne peuvent vivre que par un échange de services entre certains hommes et eux. S’ils limitent cet échange de services ; s’ils refusent, en général, de l’étendre à la société tout entière, ils conçoivent parfaitement qu’ils ne peuvent recevoir sans donner loyalement. D’une manière générale, ils respectent le contrat, écrit ou non, qui les lie à leurs associés d’un moment. Acceptant le principe de la réciprocité, ils s’interdisent — ou doivent s’interdire — de porter atteinte à la liberté de leurs associés et se considèrent responsables devant ceux-ci des obligations librement souscrites.

Ceci prouve qu’ils ont le sens de la responsabilité individuelle et un certain sens de la responsabilité collective. Toutefois, leur conception de la responsabilité : individuelle et collective, ne dépasse pas le cercle de leurs associés directs et momentanés ; ils ne se reconnaissent, en fait, aucune obligation envers les autres hommes et, moins encore, envers la société elle-même. Cette conception de la responsabilité restera donc insoutenable, aussi longtemps que le développement et l’évolution des individus, de tous les individus, ne permettront pas à l’Anarchie de devenir, partout et pour tous, une réalité. Pour que cette réalité soit enfin, il faut que les individualistes-associationnistes comprennent qu’ils doivent étendre le champ de leur association, que leur liaison avec le milieu social doit être plus complète ; que, pour réaliser ce qu’ils appellent leur revendication, il faut qu’ils cessent de proclamer que l’affranchissement de l’homme dépend uniquement de son évolution ; qu’ils admettent que cette évolution est contrariée, entravée, rendue impossible par le système capitaliste et qu’ils admettent aussi qu’il faudra au préalable, détruire ce système ; cet obstacle qui leur barre la route vers le sommet qui nous est commun, comme point d’arrivée. Lorsqu’ils auront compris tout cela, ils côtoieront la vérité. Ce temps ne paraît, malheureusement, pas prêt d’être révolu pour eux. En ce qui concerne la chose confiée, leur conception de la responsabilité est absolument identique. Ils ne se reconnaissent d’obligation de répondre de leurs actes qu’envers leurs associés momentanés. Ils sont, sur ce point, logiques avec eux-mêmes.


II. — La responsabilité individuelle. — Arrivons-en, maintenant. à la conception que professent, en matière de responsabilité individuelle, les partisans du groupement, de l’organisation, du milieu social nécessaire.

c.) Chez eux, le sens de l’obligation de répondre de ses actes et de la chose confiée, prend une signification toute différente de celles que je viens d’exposer. Considérant que la coexistence de l’individu et de la société est une nécessité indéniable, dont le fait est d’ailleurs antérieur à leur propre existence, les partisans du groupement affirment qu’il devrait y avoir solidarité complète entre tous les humains, sans distinction de race, de couleur, de lieu d’habitation. Ils constatent que cette solidarité est rendue impossible par une certaine catégorie d’individus, dont le nombre est infime et la puissance très grande. Et, convaincus que cette solidarité, cariatide sociale de l’avenir, ne pourra être pleinement réalisée que par la disparition de l’obstacle qui est au travers de leur route depuis des siècles, ils unissent leurs efforts pour détruire cette entrave à leurs désirs. Ils étendent donc le principe de la responsabilité individuelle, l’obligation de répondre de leurs actes et de la chose confiée à toute une catégorie d’hommes : à ceux qui partagent leurs conceptions et poursuivent le même but.

Liés à ceux-ci par une concordance d’intérêts de toutes sortes, ils considèrent qu’ils sont responsables devant

eux dans tous les actes de leur vie ayant un caractère social, actes dont les conséquences, bonnes ou mauvaises, peuvent influer sur les conditions d’existence, de sécurité, de bien-être de leurs semblables. Ils savent qu’un acte commis à Paris, par exemple, par un individu, peut avoir sa répercussion à New York, à Pékin ou à Valparaiso. Ils se garderont donc de l’accomplir si, par sa portée et ses conséquences, il peut créer une situation fâcheuse, difficile, grave pour leurs camarades qui habitent à des milliers de lieues de Paris.

Pour prendre un exemple moins lointain, plus précis, plus accessible, plus compréhensible et, par conséquent, plus probant, examinons le fait suivant : les ouvriers d’une firme métallurgique ayant son siège à Paris et des usines à Belfort, Perpignan, Nice, Brest et Dunkerque, sont en grève à Belfort, pour une question de salaire et de durée du travail. Il est tout à fait évident que tous les ouvriers de cette firme, où qu’ils travaillent, ont le plus grand intérêt commun à ce que leurs camarades de Belfort triomphent. Ils ont, les uns vis-à-vis des autres, des obligations certaines. Que l’un des centres affiliés travaille pour exécuter les commandes qui font l’objet du litige à Belfort, les grévistes de cette localité seront battus, parce que la solidarité de l’ensemble des travailleurs de la firme leur aura fait défaut. Et, tout naturellement, leur défaite sera aussi, même avant la lettre, celle des ouvriers des autres centres.

Dans ce cas, ce n’est pas seulement la responsabilité collective des syndicats qui sera en jeu, mais encore et surtout, la responsabilité individuelle de chaque ouvrier qui devra répondre de ses actes devant chacun et tous les autres travailleurs de la firme.

On peut multiplier les exemples à l’infini, prendre encore celui-ci, si on veut : il y a menaces de guerre très graves entre la France et l’Allemagne, le moindre incident de frontière peut déclencher le conflit. Il suffit que deux sentinelles échangent des coups de feu, que deux douaniers se disputent, qu’un ressortissant français pénètre en Allemagne, ou vice-versa, qu’un avion survole la zone frontière pour que la poudre parle. J’entends bien que ce ne sera que le prétexte, que l’occasion choisie : attendue ou cherchée, pour déclencher la conflagration ; mais tout de même, si cet incident ne s’était pas produit, si le soldat, le douanier, l’aviateur avaient eu le sens de la responsabilité individuelle, s’ils avaient, avant d’agir, mesuré la portée et les conséquences de leurs actes, le prétexte n’eût pas té fourni, l’occasion n’eût pas été donnée et les dirigeants, fauteurs de guerre, eussent été dans l’obligation de chercher autre chose… qu’ils n’auraient peut-être pu trouver au moment propice. Voilà encore un aspect de la responsabilité individuelle qui oblige un homme à répondre de ses actes devant deux collectivités d’individus, situées : l’une en Allemagne et l’autre en France.

Admettons maintenant que l’incident ait produit les conséquences attendues, que la guerre apparaisse inévitable et proche. La situation sera-t-elle la même, selon qu’on acceptera la guerre ou qu’on se dressera contre elle. Affaire de responsabilité collective, me répondra-t-on ? Affaire surtout de responsabilité individuelle, répondrai-je

La résistance, la lutte pour la paix, l’utilisation psychologique des événements pour tenter une révolution sociale, dépendent d’abord et avant tout, de l’attitude que prendront ici et là les travailleurs, des moyens qu’ils mettront en œuvre, de la solidarité dont ils feront preuve des deux côtés de la frontière. Et cela est, nul ne peut le contester — et les anarchistes moins que les autres — un problème qui se posera devant la conscience de chaque individu, en Allemagne, comme en France. De même, chacun sait que l’action collective ne sera possible que si le nombre de ceux qui estimeront être personnellement responsables de leurs actes devant