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producteur, des exploiteurs et des producteurs entre eux. On voit la société se scinder de plus en plus en deux camps hostiles et se subdiviser, en même temps, en milliers de petits groupes, se faisant une guerre acharnée. Lasse de ces guerres, lasse des misères qu’elles engendrent, la société se lance à la recherche d’une nouvelle organisation ; elle demande à grands cris un remaniement complet du régime de la propriété, de la production, de l’échange, et de toutes les relations économiques qui en découlent. La machine gouvernementale, chargée de maintenir l’ordre existant, fonctionne encore, mais, à chaque tour de ses rouages détraqués, elle se bute… et s’arrête ; son fonctionnement devient de plus en plus difficile, et le mécontentement excité par ses défauts, va toujours croissant. Chaque jour fait surgir de nouvelles exigences. « Réformez ceci, réformez cela », crie-t-on de tous côtés. « Guerre, finance, impôts, tribunaux, police, tout est à remanier, à réorganiser, à établir sur de nouvelles bases », disent les réformateurs. Et, cependant, tous comprennent qu’il est impossible de refaire, de remanier quoi que ce soit, puisque tout se tient ; tout serait à refaire à la fois. Et comment refaire, lorsque la société est divisée en deux camps ouvertement hostiles ? Satisfaire des mécontents serait en créer de nouveaux. Incapables de se lancer dans la voie des réformes, puisque ce serait s’engager dans la voie de la révolution. En même temps trop impuissants pour se jeter avec franchise dans la réaction, les gouvernements s’appliquent aux demi mesures, qui ne peuvent satisfaire personne, et ne font que susciter de nouveaux mécontentements. Les médiocrités qui se chargent, à ces époques transitoires, de mener la barque gouvernementale, ne songent plus d’ailleurs qu’à une seule chose : s’enrichir, en prévision de la débâcle prochaine. Attaqués de tous côtés, ils se défendent, maladroitement ; ils louvoient, ils font sottise sur sottise, et ils réussissent bientôt à trancher la dernière corde du salut : ils noient le prestige gouvernemental dans le ridicule de leur incapacité. À ces époques, la révolution s’impose ; elle devient une nécessité sociale, la situation est une situation révolutionnaire. » Mais il s’agit moins de parler ici de révolution que d’esprit de révolte, et de montrer le rôle important que joue cet esprit dans les grandes secousses révolutionnaires qui sont, en quelque sorte, les préludes des révolutions. « Comment a-t-on aboli l’esclavage archique ? Par les révoltes. Comment a-t-on supprimé le servage ? Encore par les révoltes. Comment fera-t-on disparaître le salariat, qui est la dernière forme de l’esclavage ? Toujours par la révolte. La révolte est une chose fatale engendrée par l’oppression, comme l’explosion d’une chaudière est engendrée par la trop grande pression. Cependant, ce n’est ni par haine, ni par vengeance que nous nous révoltons : c’est par nécessité. La société actuelle ne nous reconnaît aucun droit au bien-être. Malgré les apparences trompeuses des libertés politiques, elle fait de nous des êtres inférieurs et misérables. Donc, nous sommes en état de légitime défense, nous accomplissons le plus sacré des devoirs en nous insurgeant contre elle. » (Brochure éditée à Genève, « Les anarchistes et ce qu’ils veulent ».)

Pour parer à l’absence ou à la carence de l’esprit de révolte, qui n’est pas toujours suffisamment éveillé dans les masses, lorsque se produisent des manifestations ou mouvements sociaux, un facteur entre en jeu : l’action et, suppléant à ce manquement, elle travaille à ce que ces émeutes ou ces soulèvements se développent et augmentent d’intensité. C’est ici que le rôle des minorités se précise en vue de réveiller le souffle d’audace ou le sentiment d’indépendance qui peuvent conduire les peuples à accomplir leur révolution. La valeur de la révolte a donc une importance capitale dans les périodes préparatoires à la révolution ; il serait puéril de le contester ; valeur collective en prévision d’une

lutte sociale, pour une transformation du régime ; valeur individuelle dans l’état présent des choses, car, ici, comme là, nous trouvons l’affirmation d’une puissance créatrice et destructrice nécessaire à l’évolution des sociétés. La révolte a cela de sain qu’elle balaye les institutions périmées qui entravent le progrès humain. Guidée par un idéal de mieux-être et de liberté, la révolte devient créatrice de beauté, de force, d’amour. L’individu qui se révolte affirme un caractère, et ce n’est pas peu de chose, en cette époque de résignation. Cultiver cet esprit de révolte paraît fondamental, car on aidera ainsi puissamment l’individu à se ressaisir et à se reconnaître dans le tumulte de cette vie mécanisée à l’extrême, où l’être humain ressemble à un automate névrosé.

Il n’est pas téméraire alors d’avancer que plus l’élan de la pensée sera grand, plus les chances de réussite dans les luttes à livrer aux forces d’oppression seront fertiles. Mais il faut pour cela que l’individu prenne conscience de ce sentiment de révolte, il faut que cette révolte, pour qu’elle porte ses fruits, soit l’œuvre d’un long et patient travail, le résultat de profondes observations. D’autre part, il faut qu’il soit tenu compte des enseignements de l’histoire, non pour construire une théorie dogmatique aux principes immuables, et créer une orthodoxie étriquée, selon la méthode des partis politiques, et à dialectique prétentieuse, mais pour en tirer tous les profits possibles et éviter les sacrifices inutiles ou les demi triomphes qui, trop, souvent, ne sont que des défaites. Pour ce faire, il faut que l’être humain acquière une individualité. « Ce sens de l’individualité fait donc que l’homme recherche la cause de ses actes et les discute, fait qu’il parvient à se distinguer parmi ses semblables, à se considérer lui-même dans son milieu, à prendre connaissance de ce qu’il est dans la société et dans la nature. Là où l’animal et l’homme inférieur acceptent d’être partie d’un tout, où ils agissent selon des lois inconnues, les subissant simplement, l’être supérieur se voit et s’affirme une volonté parmi les volontés qui l’environnent. Dès lors, naît la révolte, c’est-à-dire l’acte personnel, choisi, délibéré. L’individu n’accepte plus aveuglément les lois, et c’est alors qu’on le voit se tromper, errer. Ceux que l’instinct guide ne se trompent jamais. Les animaux n’aboutissent qu’à des révoltes timides, l’homme seul peut concevoir la révolte comme un devoir très net envers soi-même et envers l’espèce. Et c’est lorsqu’il arrive à se demander la raison de ce que la société et la nature exigent de lui, à discuter ce qu’il est forcé de subir lorsqu’il nie la légitimité des puissances qui s’imposent à lui. »

Improvisation, certes, soudaineté et spontanéité, autant de facteurs impondérables dont il faut tenir compte, mais cela n’exclut point la longue préparation d’une action, cela ne veut pas dire négation d’efforts persévérants, cela ne veut pas dire absence de méthode. Comme l’écrivait Gérard de Lacaze-Duthiers : « Sommes-nous prêts, sommes-nous assez forts, aujourd’hui, pour marcher en rangs serrés contre l’armée du capital, contre l’État, contre les « autorités », et cela au nom même de l’autorité supérieure de la conscience, au nom de la loi intérieure, ennemie des lois ? Ne dissimulons à personne qu’il nous reste encore beaucoup à faire avant de nous sentir des muscles d’acier, un tempérament d’athlète. C’est par des exercices quotidiens que nous assurerons la victoire. Remportons sur nous-mêmes une victoire définitive. C’est elle qui décidera de toutes les autres. Sans cette victoire préalable, nous ne serons pas prêts pour affronter le danger. Défions-nous de nous-mêmes, de notre enthousiasme, de notre générosité. Disciplinons nos vertus. Vainqueurs de nos travers, de nos défauts, nous serons victorieux des travers et des vices des autres. N’ayons pas le triomphe insolent des vainqueurs, ce serait de la maladresse. Profitons de