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tants, furent la cause d’un fort retard politique, économique, social et culturel de la Russie, par rapport à d’autres pays d’Europe. Politiquement, la Russie entra dans le xixe siècle sous le régime d’une monarchie absolue et absurde (tsar autocrate), s’appuyant sur une aristocratie militaire et foncière, sur un clergé nombreux et dévoué, et sur une masse paysanne de plus de 100 millions d’âmes, masse illettrée, primitive, religieuse et entièrement fidèle à son « petit père », le tsar. — Économiquement, le pays se trouvait à cette époque au stade d’une sorte de féodalisme agraire. Les villes, à part les deux capitales (Saint-Pétersbourg, Moscou) et quelques autres dans le Midi, étaient peu développées. Le commerce et surtout l’industrie végétaient. La véritable base de l’économie nationale était l’agriculture, dont vivaient les 90 p. 100 de la population. Mais la terre n’appartenait pas aux producteurs directs : les paysans ; elle était la propriété soit de l’État, soit de gros propriétaires fonciers, les « pomestchiks ». Les paysans, obligatoirement attachés à la terre et à la personne du propriétaire, étaient les serfs de celui-ci. Les plus gros agrairiens possédaient de vrais fiefs hérités de leurs aïeux qui, eux-mêmes, les reçurent du souverain, premier propriétaire, en reconnaissance des services rendus (militaires, administratifs ou autres). Le « seigneur » avait le droit de vie et de mort sur ses serfs. Non seulement il les faisait travailler en esclaves, mais il pouvait les vendre, punir, martyriser (et même tuer, presque sans inconvénient pour lui). Ce servage, cet esclavage de 100 millions d’hommes, formait le fondement économique de « l’État ». — C’est à peine s’il est possible de parler d’une organisation sociale d’une telle soi-disant « société ». En haut, les maîtres absolus : le tsar, toute sa parenté, sa Cour, la haute bureaucratie, la caste militaire, le haut clergé, la noblesse foncière ou autre, etc… En bas, les esclaves : paysans-serfs de la campagne, et le bas peuple des villes, n’ayant aucune notion de vie civique, aucun droit, aucune liberté. Entre les deux, quelques couches intermédiaires (marchands, fonctionnaires, employés, artisans, etc…), incolores et insignifiantes. — Il est clair que le niveau de culture de cette société était peu élevé. Toutefois, pour cette époque déjà, une réserve importante s’impose : un contraste frappant — dont nous aurons encore à parler — existait entre la simple population rurale ou urbaine, inculte et misérable, et les couches privilégiées dont l’éducation et l’instruction étaient assez élevées.

L’état de servage des masses paysannes était la plaie saignante du pays. Déjà, vers la fin du XVIIIe siècle quelques hommes d’un esprit noble et élevé protestèrent contre cette horreur. Ils durent payer cher leui généreux geste. D’autre part, les paysans se révoltaient de plus en plus fréquemment contre leurs maîtres. À part les nombreuses révoltes locales d’une allure plus ou moins individuelle, les masses paysannes esquissèrent même, au xviie siècle (révolte de Rasine) et au xviie siècle (révolte de Pougatchoff), deux mouvements révolutionnaires d’envergure qui, tout en ayant échoué, causèrent de forts ennuis au gouvernement tsariste et faillirent ébranler tout le système. Il faut dire, cependant, que ces deux mouvements, spontanés et inconscients, furent dirigés surtout contre l’ennemi immédiat : la noblesse foncière, l’aristocratie urbaine et les administrations vénales. Aucune idée générale, cherchant à supprimer le système social entier pour le remplacer par un autre, plus juste et plus humain, ne fut formulée. Et, par la suite, le gouvernement réussit, avec l’aide du clergé et d’autres éléments réactionnaires, à subjuguer les paysans d’une façon complète, c’est-à-dire, même psychologiquement, de sorte que toute action de révolte plus ou moins vaste devint pour longtemps impossible.

Le premier mouvement sciemment révolutionnaire

contre le régime — mouvement dont le programme allait, socialement, jusqu’à l’abolition du servage et, politiquement, jusqu’à la république ou, au moins jusqu’au régime constitutionnel — se produisit en 1825, au moment où, l’empereur Alexandre Ier étant mort sans laisser d’héritier direct, la couronne, repoussée par son frère Constantin, allait se poser sur la tête de l’autre frère, Nicolas.

Le mouvement sortit non pas des classes opprimées elles-mêmes, mais des milieux privilégiés. Les conspirateurs, profitant de ces hésitations dynastiques, mirent à exécution leurs projets mûris et préparés de longue date, ils entraînèrent dans la révolte qui éclata à Saint-Pétersbourg, quelques régiments de soldats. La rébellion fut brisée après un court combat entre les révolutionnaires et les troupes restées fidèles au gouvernement, sur la place du Sénat. Quelques troubles esquissés en province furent étouffés dans le germe. Les cinq principaux animateurs du mouvement périrent sui l’échafaud ; des centaines d’autres allèrent en prison, en exil ou au bagne. L’émeute ayant eu lieu au mois de décembre (en russe dékabre), les réalisateurs de ce mouvement furent nommés dékabristes (ceux de décembre). Presque tous, ils appartenaient à la noblesse ou aux classes privilégiées (il y avait à la tête du mouvement quelques officiers de l’armée impériale). Presque tous, ils avaient reçu une éducation et une instruction supérieures. Esprits élevés, cœurs nobles, ils soufflaient de voir leur peuple sombrer, sous un régime d’injustice et d’arbitraire, dans l’ignorance, la misère et l’esclavage. Ils reprirent les protestations platoniques de leurs récurseurs du xviiie siècle et les traduisirent en actes. Ce qui surtout leur fournit l’élan indispensable, ce fut la visite de plusieurs d’entre eux en France, après la guerre de 1812, et la possibilité de comparer ainsi le niveau relativement élevé de la civilisation en Europe avec l’état barbare de la vie populaire russe. Ils rentrèrent dans leur pays avec la ferme décision de lutter contre le système politique et social arriéré qui opprimait leurs compatriotes. Ils gagnèrent à leur cause plusieurs esprit cultivés. L’un des leaders du mouvement, Pestel, exprima même dans son programme quelques idées vaguement socialistes. Le célèbre poète Pouchkine (né en 1799) sympathisait au mouvement, sans toutefois y adhérer. Restée tout à fait locale, la révolte fut vite maîtrisée, et le nouvel empereur Nicolas Ier, apeuré, poussa à l’extrême le régime despotique, bureaucratique et policier de l’État russe.

Remarque importante. — Il est indispensable de souligner ici même qu’il n’y avait aucune contradiction entre quelques mouvements de révolte des paysans contre leurs maîtres et oppresseurs, d’une part, et leur vénération aveugle et dévouée pour le « petit père le tsar », d’autre part. En effet, les mouvements paysans se dirigeaient toujours contre leurs oppresseurs immédiats : les propriétaires ( « pomestchiks » ), les nobles, les fonctionnaires, la police. L’idée de chercher le fond du mal plus loin, dans le régime tsariste lui-même personnifié par le tsar, l’idée de voir en ce dernier l’ennemi principal, le grand protecteur des nobles et des privilégiés, premier noble et privilégié lui-même, ne venait jamais à l’esprit des paysans. Au contraire, ils considéraient le tsar comme une sorte d’idole, d’être supérieur placé au-dessus des simples mortels, de leurs petits intérêts et faiblesses, pour mener à bon port les graves destinées de l’État. Ils étaient inébranlablement convaincus que le tsar ne leur voulait — à eux, ses « enfants » — que du bien, mais que les couches intermédiaires privilégiées, intéressées à conserver leurs droits et avantages, s’interposaient entre le monarque et son peuple, afin d’empêcher le premier de connaître exactement les misères du second, — afin — surtout — de les empêcher tous les deux de venir l’un à l’autre.