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plus de sa mauvaise situation morale et de sa défaite dans la guerre russo-japonaise, il manquait au gouvernement le facteur le plus important pour pouvoir combattre ce mouvement : l’argent.

L’inactivité, l’impuissance avouée du gouvernement enhardirent les forces de l’opposition. Dès le début d’octobre, on parla d’une grève générale de tout le pays, connue début d’une révolution décisive. Cette grève du pays entier — grève formidable, unique dans l’histoire du monde — eut lieu vers la mi-octobre. Elle fut moins spontanée que celle de janvier. Envisagée de longue date, préparée d’avance, elle fut organisée par le soviet et surtout de nombreux comités de grève. Usines, chantiers, magasins, banques, administrations et — surtout — chemins de fer, toutes les voies de communication, postes et télégraphes, tout, absolument tout, s’arrêta net. La vie du pays fut suspendue. Le gouvernement perdit pied et céda. Le 17 octobre (1905), le tsar lança un manifeste — le fameux manifeste du 17 octobre — où il disait avoir pris la décision d’octroyer à ses chers sujets toutes les libertés politiques et, de plus, de convoquer le plus rapidement possible la Douma de l’État. (genre d’États Généraux) pour l’aider dans ses fonctions gouvernementales. Ce fut, enfin, une promesse de constitution. Certains milieux la prirent même au sérieux. Ainsi, un parti « octobriste » (d’octobre) fut créé aussitôt dans le but d’activer la réalisation et de surveiller l’application des réformes modérées annoncées par le manifeste.

Le but immédiat du manifeste fut atteint. : la grève cessa, l’élan révolutionnaire fut brisé. Mais il va de soi que les partis révolutionnaires n’eurent aucune confiante dans les promesses. Ils ne virent dans le manifeste qu’une manœuvre politique. Ils commencèrent aussitôt à l’expliquer aux masses ouvrières. D’ailleurs, ces dernières restèrent assez indifférentes. Dix jours après le manifeste, eut lieu la première grande émeute des matelots de Cronstadt, à laquelle participa l’auteur de ces lignes, et qui faillit devenir très grave.

Les libertés, prises d’assaut et promises post factum par le manifeste d’octobre, furent supprimées le jour où le gouvernement trouva de l’argent (emprunt français) et aussi la possibilité de terminer la malheureuse guerre d’une façon pas trop humiliante. Ce jour-là, le gouvernement reprit pied. Fin 1905, il réinterdit toute la presse révolutionnaire, rétablit la censure, procéda à des arrestations en masse, liquida toutes les organisations ouvrières ou révolutionnaires qui lui tombèrent sous la main, supprima le soviet, jeta en prison Nossar et Trotzky et dépêcha des troupes, à l’effet de châtiments sévères, dans toutes les régions où des troubles sérieux avaient eu lieu. Il ne resta qu’une chose à laquelle le gouvernement n’osa pas toucher : la Douma, dont la convocation était proche.

Ainsi, vers la fin de 1905, la révolution fut définitivement enrayée. Mais, naturellement, la tempête passée avait laissé des traces ineffaçables, aussi bien dans la vie matérielle du pays que dans la mentalité de la population.

Dans le domaine concret, il y avait, tout d’abord, comme nous venons de le dire, la Douma. Momentanément, le gouvernement se vit obligé d’élaborer, pour la Douma, une loi électorale assez large. Le peuple tout entier mettait dans cette institution les plus grands espoirs. Les élections, fixées au printemps de 1906, suscitèrent dans le pays une activité préparatoire fébrile. Tous les partis politiques y prirent part. La situation était assez paradoxale ; car, tandis que les partis de gauche déployaient leur activité ouvertement, légalement, les prisons regorgeaient des membres des mêmes partis, arrêtés lors de la liquidation du mouvement. Ce paradoxe apparent s’explique facilement. En dépit d’une certaine liberté que le gouvernement tsariste dut accorder à ses sujets en vue des élections, ce gouvernement était

loin d’interpréter la Douma comme une institution appelée à se dresser contre l’absolutisme ou à le limiter. Selon lui, la Douma ne devait être qu’un organe purement consultatif, appelé simplement à aider les autorités dans leurs tâches difficiles. Tout en étant obligé de tolérer l’agitation électorale des partis de gauche, le gouvernement était décidé d’avance à réagir sans tarder contre toute tentative de la Douma de prendre une attitude frondeuse. Il était donc parfaitement logique que, la Douma n’ayant, à ses yeux, rien de commun avec la révolution, le gouvernement gardât les révolutionnaires en prison.

Un autre fait concret, entièrement nouveau dans la vie russe, fut, précisément, la formation et l’activité légale de différents partis politiques. Comme le lecteur sait, il n’y avait dans le pays, avant les événements de 1905, que deux partis politiques, tous deux clandestins ; c’étaient : le Parti social-démocrate et le Parti socialiste-révolutionnaire. Le manifeste du 17 octobre, les quelques libertés admises à sa suite et, surtout, la future campagne électorale pour la Douma, firent naître aussitôt toute une série de partis politiques légaux.

Les monarchistes créèrent l’ « Union du Peuple russe ». Les éléments moins farouchement réactionnaires — hauts fonctionnaires, gros industriels, propriétaires, commerçants, agrairiens, etc. — se groupèrent autour du « Parti octobriste », dont nous avons déjà parlé. Le poids politique de ces deux partis de la droite était insignifiant. Tous les deux, ils faisaient plutôt l’amusement du pays.

La grande majorité des classes aisées et moyennes, ainsi que des intellectuels de marque, s’organisèrent en un grand parti politique du centre dont la droite se rapprochait des octobristes et la gauche accusait des tendances républicaines. Le gros du parti élabora le programme d’un système constitutionnel qui, tout en conservant le monarque, mettait fin à l’absolutisme en limitant sérieusement son pouvoir. Le parti prit le nom de « Parti constitutionnel-démocrate » (en abrégé : parti Ca-Det). Ses leaders se recrutèrent surtout parmi les gros bonnets municipaux, les avocats, les personnes exerçant des professions libérales, les gros universitaires. Très influent et bien placé, ce parti déploya, dès son origine, une activité vaste et énergique.

A l’extrême gauche, se trouvaient : le Parti social-démocrate, dont l’activité électorale fut à peu près ouverte et légale, malgré son programme nettement républicain et sa tactique révolutionnaire, et, enfin, le Parti socialiste-révolutionnaire, dont les candidats, afin de pouvoir agir sans entraves, formèrent un parti à part, sous le nom de « Parti travailliste », et dont le programme et la tactique différaient peu — le problème agraire à part — de ceux du Parti social-démocrate. Il va de soi que ces deux derniers partis représentaient surtout les masses ouvrières et paysannes ainsi que la vaste couche des travailleurs intellectuels.

En dehors de la question politique, le point le plus important dans les programmes de tous les partis se rapportait incontestablement au problème agraire. Une solution efficace de ce dernier s’imposait de toute urgence. En effet, l’augmentation de la population paysanne était si rapide que les lots de terrain concédés aux paysans affranchis par leurs anciens seigneurs en 1881, déjà insuffisants, se réduisirent en un quart de siècle, par suite d’un morcellement continu, à des lots de famine. L’immense population paysanne attendait de plus en plus impatiemment une solution juste et effective de ce problème. Tous les partis se rendaient compte de son importance capitale. Pour le moment, trois solutions du problème se présentaient, notamment : 1° le Parti constitutionnel-démocrate proposait l’augmentation des lots par une aliénation d’une nonne partie des grandes propriétés privées ou d’État, aliénation devant être dédommagée graduellement par les paysans, avec l’aide de