Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.1.djvu/455

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
REV
2421

rellement, cette conduite des troupes encouragea les masses. Le 26 février au matin, la démonstration tourna nettement en mouvement révolutionnaire. Des cris – « Vive la Révolution ! À bas le tsarisme ! » – retentirent dans la foule dont la conduite devenait d’heure en heure plus menaçante, plus offensive. Bientôt apparurent les premiers drapeaux rouges. Les soldats gardaient toujours la neutralité ou même se mêlaient à la foule, de sorte que le gouvernement ne pouvait plus compter sur ses troupes. Il lança alors contre les rebelles toutes les forces policières de la capitale. Les policiers formèrent en hâte des détachements répressifs. Ils installèrent en plusieurs endroits, sur les toits des maisons, et même sur quelques églises, des mitrailleuses ; et bientôt, ils commencèrent leur offensive générale contre les masses en émeutes. La lutte fut chaude durant toute la journée du 26 février. En beaucoup d’endroits, la police fut délogée, ses agents assassinés, et les mitrailleuses réduites au silence. Mais, ailleurs, les forces policières résistaient avec acharnement. Le tsar, qui se trouvait sur le front, fut prévenu télégraphiquement de la gravité des événements.

L’action décisive se joua le 27 février au matin. Une très grande masse de manifestants, en pleine effervescence, s’étant rassemblée sur la place de la gare Nicolaïevsky, le gouvernement y dépêcha deux régiments de cavalerie, dont il pouvait encore disposer, ainsi que de forts détachements de police à pied et à cheval. Les régiments prirent position d’un côté, et la police de l’autre côté de la place, de sorte que la foule se trouvait entre deux feux. Après les sommations d’usage, l’officier de la police donna l’ordre de charger. Aussitôt, un officier, commandant les régiments de cavalerie, sortit son sabre et, aux cris de « Chargeons la police ! En avant ! », lança les deux régiments contre les forces policières. En un clin d’œil, ces dernières furent culbutées, renversées, écrasées. Entourés d’une foule en délire, les régiments se rendirent aussitôt, drapeaux déployés, au palais de Tauride, où siégeait la Douma, et se mirent entièrement à la disposition de cette dernière.

Les événements qui suivirent sont suffisamment connus. Un gouvernement provisoire, comprenant des membres de la Douma, fut formé et acclamé avec enthousiasme par la population. Le tsar, qui se rendait en hâte vers la capitale par chemin de fer, vit son train s’arrêter à Pskow et fut obligé de signer, séance tenante, son abdication, pour lui-même et son fils Alexis. Le premier acte de la révolution était accompli.

Si nous avons raconté les péripéties de cette révolution de février d’une façon assez détaillée, c’est pour en faire ressortir le point capital que voici : une fois de plus, l’action des masses fut une action spontanée qui couronna logiquement, fatalement, une longue période d’expériences vécues et de préparation morale. Cette action ne fut guidée ni organisée par aucun parti politique. Soutenue par le peuple en armes – l’armée –, elle fut victorieuse.

D’ailleurs, à cause de la répression, toutes les organisations centrales des partis politiques de gauche, ainsi que leurs leaders, se trouvaient, au moment de la révolution, loin de la Russie. Martoff (du Parti social démocrate), Tchernoff (du Parti socialiste révolutionnaire), Trotski, Lénine, Lounatcharsky, Losovsky, etc., tous ces hommes vivaient à l’étranger. Ce ne fut qu’après la révolution de février qu’ils regagnèrent leur pays.

Le « gouvernement provisoire » formé par la Douma, devenue souveraine sur les débris du tsarisme, était, bien entendu, nettement bourgeois et conservateur. Ses membres – prince Lvoff et autres – appartenaient presque tous, politiquement, au Parti constitutionnel, et, socialement, aux classes privilégiées. Pour eux, une fois l’absolutisme par terre, la révolution était virtuel-

lement terminée. Maintenant, il s’agissait de « rétablir l’ordre », d’améliorer peu à peu la situation générale à l’intérieur du pays, ainsi que sur le front, et surtout de préparer tranquillement la convocation de l’Assemblée Constituante, laquelle devrait établir les nouvelles lois fondamentales du pays, le nouveau régime politique, le nouveau mode de gouvernement, etc. D’ici là, le peuple n’aura qu’à attendre patiemment, sagement, en bon enfant, les faveurs que ses nouveaux maîtres voudront bien lui octroyer. Ces nouveaux maîtres, le gouvernement provisoire se les représentait, naturellement, comme de bons bourgeois modérés, dont le pouvoir n’aurait rien à envier aux autres pays « civilisés ». Les visées politiques du gouvernement provisoire ne dépassaient guère une bonne monarchie constitutionnelle. À la rigueur, certains de ses membres prévoyaient timidement une république bourgeoise très modérée. Le problème agraire, la question ouvrière, etc., devaient être solutionnés par le futur gouvernement définitif d’après les modèles occidentaux. En fin de compte, le gouvernement provisoire était plus ou moins sûr de pouvoir utiliser la période préparatoire, en l’allongeant au besoin, pour réduire au calme, à la discipline et à l’obéissance les masses populaires, au cas où ces dernières auraient manifesté trop violemment leur désir de dépasser les limites ainsi prévues.

Il est étonnant à quel point les hommes politiques « éprouvés », les érudits, les économistes et les sociologues savants s’étaient trompés dans leurs prévisions et leurs calculs. La réalité des choses leur échappa complètement. Je me rappelle, par exemple, avoir assisté à New York, en avril ou mai 1917, à la conférence d’un honorable professeur qui fit une longue analyse, très « scientifique », de la composition et de l’action probable de la prochaine Assemblée Constituante russe. J’ai posé au respectable professeur une seule question : Que prévoyait-il pour le cas où la Révolution russe se passerait d’une assemblée constituante ? Assez dédaigneusement, assez ironiquement, l’honorable professeur dit, pour toute réponse, que son contradicteur était certainement un anarchiste dont l’hypothèse fantaisiste ne l’intéressait pas. L’avenir démontra bientôt que l’honorable professeur se trompait magistralement. Dans son exposé de deux heures, il n’avait omis d’analyser qu’une seule éventualité : celle, précisément, qui devint réalité quelques mois après !… Qu’il me soit permis d’exprimer, à ce propos, ici même, un avis personnel. En 1917, MM. les politiciens, les écrivains, les professeurs – russes et étrangers – ont, à de très rares exceptions près, dédaigneusement et magistralement omis de prévoir le triomphe du bolchevisme dans la Révolution russe. Aujourd’hui, ce bolchevisme triomphant étant – momentanément et pour un bref délai, historiquement parlant – un fait accompli, beaucoup de ces messieurs veulent bien l’admettre. Je suis absolument sûr qu’avec la même « clairvoyance », le même dédain d’abord, et le même « savoir-faire » ensuite, ces mêmes messieurs manqueront de prévoir à temps, pour l’accepter plus tard, le triomphe – véritable et définitif – de l’anarchisme dans la révolution sociale mondiale.

Le gouvernement provisoire ne se rendait certainement pas compte des multiples éléments qui, infailliblement, devaient se dresser devant lui en obstacles insurmontables.

L’obstacle le plus sérieux fut le caractère même des problèmes que le gouvernement provisoire avait à résoudre.

D’abord, le problème de la guerre. Physiquement et moralement, l’armée russe était à bout. L’état misérable où se trouvait le pays, d’une part, et la révolution, d’autre part, l’ébranlèrent encore plus. Deux solutions se présentaient à l’esprit du gouvernement : soit cesser la guerre, conclure une paix séparée, démobiliser l’armée et se consacrer entièrement aux problèmes in-