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hommes d’élite déjà révolutionnaires, l’activité libre, sauraient entamer rapidement la vraie solution des problèmes, sauraient arriver à des résultats probants et, partant, sauraient rassurer, enthousiasmer et enrôler les dits éléments, La dictature — impuissante, hautaine, stupide et méchamment violente — n’y arrive pas et les rejette de l’autre côté de la barricade.

Le bolchevisme ne sut nullement « se justifier ». Comme nous l’avons vu, le seul grand problème qu’il réussit à résoudre, tant bien que mal (et encore sous la poussée irrésistible de l’armée elle-même qui refusait de combattre), fut celui de la guerre. Ce succès — la paix acquise — lui valut la confiance et des sympathies durables de vastes masses populaires. Mais ce fut tout. Son impuissance économique, sociale et créatrice en général, se fit vite sentir. La stérilité de ses moyens d’action — procédés gouvernementaux, absolutisme étatiste, etc… — se révéla presque au lendemain de sa victoire. Les bolcheviks ainsi que leurs sympathisants aiment parler de « difficultés terribles » que le gouvernement bolcheviste eut à surmonter, après la guerre et la révolution, dans un pays tel que la Russie. C’est en raison de ces difficultés que l’on cherche à justifier certains procédés bolchevistes, — entre autres, la politique agraire et le soi-disant « communisme de guerre » des premières années post-révolutionnaires. Or, ayant vécu les événements, j’ai la certitude absolue : 1° que les procédés néfastes du bolchevisme provenaient, non pas des difficultés rencontrées, mais de la nature même de ta doctrine bolcheviste ; 2° que ces difficultés avaient surgi justement parce que le gouvernement se mit, dès le début, à étouffer la libre activité des masses ; et 3° que ces difficultés, si elles avaient existé quand même, auraient été liquidées mille fois plus simplement et plus facilement par la libre action des masses. Plus les difficultés étaient grandes, — plus il fallait, justement, recourir à la libre initiative, à l’activité autonome du peuple. Or, nous le savons, le gouvernement bolcheviste accapara tout : l’idée, l’initiative, les moyens et l’action. Il s’installa en dictateur ( « du prolétariat » ). Il subjugua les masses, il étouffa leur élan. Et, plus les difficultés étaient grandes, moins il permettait au « prolétariat » d’agir indépendamment. (Les autorités bolchevistes ne disparaissaient, en laissant la place libre à l’action du peuple, qu’aux moments où elles étaient prises au dépourvu par une offensive contre-révolutionnaire, donc aux moments d’un danger imminent, d’une panique dans leurs rangs. Maintes fois, et en maints endroits, les masses, abandonnées ainsi à elles-mêmes, sauvèrent la situation. Aussitôt après, les bolcheviks réapparaissaient, avec leur force armée, et reprenaient fièrement leur trône et leur knout). Rien d’étonnant que le bolchevisme ne sût faire face normalement aux difficultés (provoquées en grande partie par lui-même) et qu’il fût acculé au langage des mitrailleuses (ce qui ne fit que souligner son impuissance réelle). Dans les grands bouleversements sociaux, il n’y a pas de milieu ; c’est : soit l’entière et bienfaisante liberté des masses qui, seule, peut l’emporter définitivement (et achever la révolution), soit la néfaste dictature qui s’impose (et qui l’étouffe).

Je pourrais citer nombre de cas typiques qui confirmeraient mes dires. — A tout instant, et sur toute l’étendue du pays, les ouvriers des villes voulaient, par exemple, prendre de leur chef certaines mesures pour faire marcher les usines menacées d’arrêt, faute de combustibles ou de matières premières ; ou bien les ouvriers cherchaient des moyens d’assurer et d’organiser l’échange avec la campagne ; ou encore, les organisations ouvrières prenaient une initiative pour faire face à telle ou telle autre difficulté, pour améliorer un service défectueux, pour redresser une situation chancelante, pour réparer des erreur, pour combler des lacunes, etc., etc. Systématiquement, et partout, les autori-

tés bolchevistes interdisaient aux masses toute action indépendante, tout en étant elles-mêmes, le plus souvent, incapables d’agir utilement et en temps opportun. — J’ai cité ailleurs (voir Masses), et dans une autre suite d’idées, un cas qui eut lieu à l’usine anc. Nobel, à Pétrograd, où le gouvernement préféra fermer l’usine, plutôt que de permettre aux ouvriers de se procurer les matières indispensables. Il faut multiplier ce cas au moins par mille pour se faire une idée du véritable état de choses. — Voici un autre exemple, tiré d’un domaine différent : en 1918, j’ai travaillé, pendant quelques semaines, à la section de l’instruction publique d’un Soviet, dans une petite ville de province. J’étais chargé de faire marcher un organisme spécial, destiné à l’instruction des adultes, dit « Culture prolétarienne ». Fidèle à mes principes, j’ai fait mon possible pour éveiller l’initiative de la population laborieuse de la localité ; me bornant à l’intéresser, à l’entraîner et à l’aider. Les résultats dépassèrent toutes mes prévisions. Des dizaines d’hommes, sortis du sein du peuple, s’enthousiasmèrent à la tâche et se mirent à travailler avec une telle ardeur, et aussi avec une telle dextérité, avec une telle richesse d’idés et de réalisations, qu’il ne me restait plus qu’à combiner et à coordonner leurs efforts. Bientôt, la population entière s’intéressa à notre œuvre. Mais… les autorités locales envoyèrent leurs rapports au Centre, à Moscou. On y comprit tout de suite que j’agissais d’après mon libre entendement ; que tous, nous œuvrions librement, sans tenir compte des décrets et des ordres de Moscou. Un beau jour, je commençai à recevoir de là-bas, coup sur coup, de gros paquets bourrés de décrets, de règlements, de prescriptions, d’ordres formels… Je fus sommé de m’en tenir strictement aux textes de toute cette paperasserie stupide, à ces ordres impossibles, irréalisables, meurtriers… Après une courte résistance inutile, je dus partir, ne voulant pas me plier, sachant bien que l’exécution des ordres de Moscou allait tuer l’œuvre entreprise. (Je prie le lecteur de noter que je me tenais, très loyalement, à mes devoirs professionnels, sans faire jamais allusion à mes idées anarchistes. Il ne s’agissait là nullement d’une propagande « subversive » quelconque et il n’en fut jamais question. Tout simplement, le Centre n’admettait pas qu’on pût ne pas suivre aveuglément ses prescriptions.) Mon successeur, fidèle serviteur de Moscou, appliqua à la lettre les règlements du Centre. Quelques semaines après, tout le monde déserta. L’organisme qui, récemment encore, était plein de vie, devint rapidement un cadavre et disparut. (J’ajoute que, quelques mois plus tard, cette entreprise de « culture prolétarienne » échoua lamentablement, sur toute l’étendue du pays.) Partout, dans tous les domaines, c’était pareil : on devait se plier aux ordres ou s’écarter. — Encore un exemple : Le Soviet (déjà une filiale du gouvernement) d’une des villes, dans le midi du pays, s’avérant impuissant à résoudre certains problèmes économiques locaux de grande urgence, les ouvriers de quelques usines — en 1918-1919 une pareille tentative était encore possible — demandèrent à la présidence de ce Soviet l’autorisation de s’occuper eux-mêmes des dits problèmes, de créer les organismes appropriés, de grouper autour d’eux tous les ouvriers de la ville, et d’agir de leur chef, sous le contrôle du Soviet. En résultat, ils furent sévèrement réprimandés et menacés de poursuites pour leur geste « désorganisateur ». Comme le lecteur voit, les soviets locaux agissaient à l’instar des autorités de Moscou. A l’approche de l’hiver, plusieurs villes manquaient de combustibles, les autorités n’ayant pas fait le nécessaire pour s’en approvisionner à temps. Souvent, les ouvriers proposaient d’entrer en relations avec les paysans des environs pour que ces derniers abattent et fournissent du bois. Invariablement, les soviets interdisaient aux ouvriers de le faire en marge-des établissements administratifs. Et, invaria-