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avenir dépend beaucoup de ce qui se passera dans d’autres pays. Or, depuis quelque temps déjà, j’ai la conviction ferme que le monde actuel est entré dans l’époque de la grande et vraie révolution sociale, et qu’il se trouve aujourd’hui au début de la période destructive de cet immense processus. Au cours de cette période, toute la société actuelle, avec tout ce qu’elle porte en elle — économie, politique, régime social, « culture » moderne, mœurs, préjugés, etc., etc… — doit être détruite de fond en comble, sans quoi la construction de la société nouvelle sera impossible. Une des premières « choses à détruire » est le principe — plutôt le préjugé — politique, autoritaire, étatiste. Pour que ce principe soit détruit, la révolution sociale est historiquement obligée de passer par l’expérience concrète, c’est-à-dire par la tentative de vaincre, d’arriver à la construction nouvelle, au moyen d’un État, d’un parti politique, d’une autorité, d’une dictature. Sans cette expérience négative, l’humanité ne comprendra pas le vrai chemin. Le bolchevisme — étape de la révolution russe et de la révolution mondiale — représente cette expérience négative. Le moyen étatiste et autoritaire l’a acculé à une impasse dont il ne peut plus sortir. Si une expérience pareille s’était produite en pleine évolution florissante du capitalisme mondial, elle aurait abouti certainement à la restauration du régime bourgeois, à une contre-révolution victorieuse. Mais — et c’est là une des preuves de l’agonie du capitalisme et du caractère social-révolutionnaire de notre époque — le capitalisme en déclin est impuissant à produire en Russie la « marche en arrière ». Alors, la Russie « attend ». Maintenue, par la force des armes, dans sa terrible impasse, impuissante à faire le moindre mouvement, soit en arrière, soit en avant, elle attend : d’une part, que les événements mondiaux fassent un grand bond et, par répercussion, la « débloquent », et, d’autre part, que le monde, en faisant ce bond, prenne bonne note de l’erreur fondamentale de la révolution russe, de son « expérience négative ». En attendant, cette révolution, à son stade bolcheviste actuel, ne peut pas créer, ne peut pas construire. Pour commencer à construire, elle doit être « débloquée » ; elle doit, ensuite, détruire le. régime actuel comme un nouvel obstacle, — de même qu’elle a détruit les régimes précédents, — donc, elle doit continuer en tant que révolution. Telle est une des raisons de mon « non » catégorique. (Deux réserves importantes : il va de soi que, les événements mondiaux pouvant traîner en longueur ou se développer, pour assez longtemps, dans un sens ne touchant pas la révolution russe, celle-ci pourrait arriver à briser elle-même son obstacle. Et il va de soi, également, que, dans n’importe quel cas, le « débloquage » pourrait produire, momentanément, une réaction « en arrière » en Russie. Vu le sens général de l’époque, ceci ne changerait en rien ni mes appréciations générales, ni l’évolution définitive des événements. Une telle réaction ne serait qu’un épisode passager de la période destructive de l’immense processus social-révolutionnaire, au même titre que le fascisme, le hitlérisme, etc.)

2° Quels sont les fondements sur lesquels le bolchevisme prétend pouvoir dorénavant « construire » ? Il y en a deux : la fameuse « industrialisation » du pays, et la soi-disant « collectivisation » de l’agriculture. La tâche entière devra être accomplie par des étapes régulières de 5 ans, chaque étape étant, fixée d’avance par un plan spécial dit « quinquennal ». L’ensemble de ces « plans quinquennaux » est l’expression même de la prétendue « économie dirigée ». Il serait important d’analyser tout cet édifice dictatorial en détails, dans un ouvrage spécial, afin de démontrer nettement sa non-valeur. Ici, je ne puis que souligner l’appréciation donnée plus haut.

L’industrialisation d’un pays ne peut être productive que si elle provient d’une croissance générale natu-

relle, si elle se trouve en harmonie avec l’ensemble de la vie économique, et si, par conséquent, ses effets et ses résultats peuvent être utilement assimilés, « digérés » par la population. Dans le cas contraire, elle aboutit à des érections, peut-être impressionnantes, mais mortes, inutiles et inutilisables, semblables à ces grandes Pyramides d’Égypte érigées par les pharaons. On peut ériger tout ce qu’on veut, lorsqu’on— dispose de certains moyens et surtout d’une main-d’œuvre asservie, maniable à volonté et payable par l’État-patron comme bon lui semble. Le problème ne consiste cependant pas à avoir des érections, mécaniques ou autres, mais à pouvoir en tirer profit. Or, j’affirme catégoriquement, m’appuyant sur des données précises et incontestables, que l’ « industrialisation » bolcheviste en Russie aboutit précisément, dans l’écrasante majorité des cas, à toutes sortes de mécanismes, d’installations et de constructions mortes, inutiles et inutilisables. J’affirme que les 80 % de toutes ces érections restent sans vie, ne fonctionnent pas du tout ou fonctionnent très mal. J’affirme que les milliers de machines importées de l’étranger sont, pour la plupart, rapidement mises hors de service, abandonnées, perdues. J’affirme que la maind’œuvre actuelle en Russie ne sait pas les manier, les utiliser et qu’enfin, la population n’en tire aucun profit.

L’ « industrialisation » en U. R. S. S. n’est pas une prouesse, n’est pas une « réalisation » de « l’État socialiste ». Elle est une entreprise de l’État-patron obligé, après la faillite des méthodes du « communisme de guerre » et, ensuite, du NEP, de jouer sa dernière carte : bercer ses propres sujets, et aussi les gogos à l’étranger, par la grandeur illusoire de ses projets, dans l’espoir de pouvoir ainsi se maintenir jusqu’aux « temps meilleurs »… L’ « industrialisation » de l"U. R. S. S. n’est qu’un bluff, rien de plus.

La « collectivisation » ? Pour que le lecteur puisse saisir son vrai sens, disons en quelques mots quelle a été, exactement, la « politique paysanne » de la dictature bolcheviste, depuis les débuts jusqu’à nos jours.

Comme le lecteur sait, les paysans commencèrent à s’emparer des biens fonciers, en en chassant les propriétaires, déjà avant la révolution d’octobre. Le gouvernement bolcheviste n’eut qu’à sanctionner cet état de choses. Au début, il ne toucha pas aux paysans, et c’est pour cette raison encore que ceux-ci le soutinrent, lui laissant ainsi le temps nécessaire à consolider son État et son pouvoir. (À cette époque, on disait même, surtout à l’étranger, que les paysans gagneraient le plus à la révolution, et que les bolcheviks seraient obligés de s’appuyer, plus tard, sur eux.) Cependant, au fur et à mesure que l’État s’affermissait et que, d’autre part, les villes, leurs provisions épuisées, tournaient leurs regards vers la campagne, Lénine resserrait de plus en plus le cercle autour des paysans. Par une série de décrets, il somma ces derniers de remettre la plus grosse partie de leurs récoltes à l’État. Ce fut la période des réquisitions, d’impôts en nature, d’expéditions armées, et du « communisme de guerre ». Bientôt, cette « politique » aboutit à des troubles sérieux. Apeuré, Lénine recula et proclama le NEP qui permettait aux paysans de vendre leurs produits, au lieu de les voir enlevés. Mais, le NEP n’ayant tout de même pas servi à grand’chose, Staline dut choisir entre deux solutions:soit, élargir le NEP, c’est-à-dire marcher vers la restauration économique et politique du capitalisme privé ; soit, supprimer le NEP et reprendre l’offensive de l’État contre les paysans. Après avoir tout pesé, sûr de la force et de la sécurité définitive du nouvel État capitaliste, Staline prit cette dernière décision. Il entreprit l’étatisation définitive de l’agriculture appelée sa « collectivisation ». Les « sovkhoz » ( « économies soviétiques » exploitées directement par l’État) et les « kolkhoz » ( « économies collectives » exploitées en commun