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rance ; celui-ci entraîne telle perturbation de l’organisme musculaire ; celui-là tels troubles nerveux ; dans tel métier, pas besoin d’imagination, d’initiative, d’ingéniosité ; dans tel autre, il en faut beaucoup ; on peut faire l’un sans rien connaître du dessin ni des mathématiques ; impossible de faire l’autre sans posséder des connaissances assez étendues en mathématiques et en dessin, etc., etc. Je n’en finirais pas, si je voulais énumérer ici, sans du reste m’arrêter à aucune, toutes les distinctions, toutes les différences, toutes les oppositions. Et je ne parle pas des parties du corps qui sont actionnées plus spécialement par le métier exercé ; du bruit qui se fait, des odeurs qui s’exhalent, des poussières qui sont soulevées, de l’air qui circule, etc., etc.

Est-il permis de dire, maintenant, qu’il n’y a pas lieu de tenir compte des goûts, des aptitudes, des forces de l’enfant, et que le travailleur manuel peut exercer, indistinctement et indifféremment, n’importe quel métier ?

Sans doute, l’ouvrier qui va à son travail comme l’esclave à sa chaîne n’a de goût ni d’aptitude pour aucune besogne, et il lui est indifférent de travailler à ceci ou à cela ; c’est le sort qui attend le triste apprenti dont j’ai parlé plus haut. Mais il y a des travailleurs qui font leur métier avec joie, à qui l’outil manquerait autant que le pinceau manque à l’artiste peintre, qui ont l’amour de la besogne bien exécutée, du travail fini, qui se passionnent pour leur métier, pour qui vaincre une difficulté, c’est gagner une bataille sans l’horreur du sang versé et qui, toutes proportions gardées, essaient, expérimentent, travaillent dans leur atelier avec autant d’ardeur que le savant dans son laboratoire. Osera-t-on soutenir qu’il n’y a aucune différence entre ces ouvriers et les autres ?

Eh bien ! Nous désirons ardemment que nos enfants soient, plus tard, au nombre de ces travailleurs d’élite. Comment faire pour obtenir ce résultat ou, du moins, pour grouper toutes les conditions de nature à favoriser ce résultat ? Voici :

Durant deux ou trois ans, chacun de nos enfants circule dans nos divers ateliers, restant et travaillant trois, quatre, cinq ou six mois dans l’un, autant dans l’autre ; il a ainsi le temps et l’occasion d’étudier ses goûts, de préciser ses aptitudes, de mesurer ses forces. Il n’a pas, de l’âge de douze à celui de quinze ans, à se préoccuper du choix d’un métier ; il tâte de plusieurs et de chacun d’eux assez longtemps pour établir entre les uns et les autres les comparaisons nécessaires et dont il reste le centre. En même temps, il continue ses études : non seulement parce qu’il est loin d’avoir acquis la somme de connaissances générales qui, dans l’avenir, quel que soit le métier qu’il fasse, lui seront indispensables ; non seulement parce qu’il est arrivé à l’âge où, devenu plus raisonnable, il profitera mieux des enseignements qui lui seront donnés ; mais encore et surtout parce que, travaillant tour à tour, chaque jour, régulièrement, en classe et à l’atelier, il s’établira fatalement, probablement même à son insu, un rapport fort utile entre ses travaux ici et ses études là, entre la formation de son esprit et celle de son œil et de ses mains, entre sa culture générale et son apprentissage technique. Et quand, après deux ou trois ans de ce préapprentissage, il se spécialisera, son choix, bien équilibré, s’appuiera sur cette culture intellectuelle et manuelle, sans que l’une soit sacrifiée à l’autre ; bien plus, les deux se compléteront, s’ajusteront pour la plus grande satisfaction et le plus grand bien de l’adolescent.

Je ne dis pas que, dans ces conditions, le choix de l’enfant sera toujours judicieux, le meilleur, et devra être tenu pour définitif ; mais je dis que, d’une part, il y aura toutes chances pour qu’il en soit ainsi et que, d’autre part, nous aurons, nous, à l’égard de cet enfant, accompli notre devoir, tout notre devoir.


Des êtres complets. — Le rôle de l’Éducation, c’est de porter au maximum de développement toutes les facultés de l’enfant : physiques, intellectuelles et morales. Le devoir de l’Éducateur, c’est de favoriser le plein épanouissement de cet ensemble d’énergies et d’aptitudes qu’on l’encontre chez tous. Et je dis qu’en dotant les enfants qui nous sont confiés de toute la culture générale qu’ils sont aptes à recevoir et de l’entraînement technique vers lequel les porteront le plus leurs goûts et leurs forces, nous aurons accompli à leur égard notre devoir, tout notre devoir. Car, nous aurons, ainsi, formé des êtres complets.

Des êtres complets ! De nos jours, on en trouve fort peu ; je pourrais même dire qu’on n’en trouve pas. Et c’est là une des conséquences fatales de l’organisation sociale et des méthodes éducatives qui en découlent. Ici, c’est un fils de bourgeois dont les parents ambitionnent de faire un fort en thème ou un calé en mathématiques, mais qui croiraient donner à leur rejeton une éducation indigne de leur rang et de la situation sociale à laquelle ils destinent ce rejeton, s’il apprenait à travailler de ses mains le métal, le bois ou la terre. Là, c’est un fils de prolétaire plus ou moins besogneux, que la famille arrache, dès l’âge de douze à treize ans, à l’école. Il sait tout juste lire, écrire et compter ; il est à l’âge où l’intelligence s’ouvre à la compréhension, où la mémoire commence à emmagasiner, où le jugement se forme ; n’importe ! Il faut qu’il aille à l’atelier ou aux champs ; il est temps qu’il travaille. « Et puis, disent les parents, est-il « utile qu’il devienne un savant, pour faire un paysan ou un ouvrier ? » Qu’advient-il ?

Le premier de ces deux garçons arrivera peut-être à un degré appréciable de culture intellectuelle : artiste, savant, littérateur, philosophe, il aura sa valeur, je ne le conteste pas ; mais il sera d’une ignorance lamentable et d’une insigne maladresse, dès qu’il s’agira de raboter une planche, de frapper un coup de marteau, de réparer ou de manier un outil, en un mot de se livrer à un travail manuel quelconque. Le second sera peut-être, dans sa partie, un travailleur suffisant : mécanicien, tailleur, maçon ; je n’en disconviens pas ; mais, en dehors de son métier, il sera d’une ignorance crasse et d’une déplorable incompréhension. L’un et l’autre se seront convenablement développés dans un sens, mais ils auront totalement négligé de se développer dans l’autre. Le premier sera un théoricien, non un praticien ; le second sera un praticien, non un théoricien. L’un saura se servir de son cerveau, pas de ses bras ; l’autre saura se servir de ses bras, pas de son cerveau.

Le fils de bourgeois sera enclin à considérer comme indigne de lui le travail manuel et comme inférieurs à lui ceux qui en vivent ; le fils de prolétaires sera porté à s’incliner devant la supériorité du travail intellectuel et à s’humilier, admiratif, respectueux et soumis, devant ceux qui l’exercent. Résultat : au point de vue individuel, aucun d’eux ne sera un être complet ; celui-ci : muscles vigoureux, cerveau débile ; celui-là : cerveau vigoureux, muscles débiles : l’un et l’autre, hommes incomplets, moitiés d’hommes, tronçons d’humanité. Au point de vue social : rivalité entre travailleurs manuels et intellectuels ; labeur intellectuel plus considéré et mieux rétribué que le labeur manuel ; celui-ci continuant indéfiniment à être infériorisé, mal rétribué et humilié.

L’Éducation doit avoir pour objet et pour résultat de former des êtres aussi complets que possible, capables, en dépit de leur spécialisation accoutumée, quand les circonstances le permettent ou le nécessitent : travailleurs manuels, d’aborder l’étude d’un problème scientifique, d’apprécier une œuvre d’art, de concevoir ou d’exécuter un plan, voire de participer à une discussion philosophique ; travailleurs intellectuels, de mettre la