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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.1.djvu/64

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PHI
2030

Comme on prétend « humaniser » la guerre, lui donner des lois, — pour l’éterniser, — ainsi les dirigeants s’efforcent, par tous les moyens, de conserver l’état de paupérisme qui sévit, présentement, dans le monde. Leurs méfaits sont innombrables. O philanthropie, que de crimes on commet en ton nom ! Tous ces « chariteux » ne font la charité qu’à moitié. Ils la font d’ailleurs ostensiblement au vu et su de tout le monde. Combien plus « philanthrope » est celui qui, n’ayant pas le sou, aide un camarade, lui vient en aide, partage ses peines. Il y a des philanthropes ignorés, mais ce ne sont pas ceux dont nous parlons.

Les philanthropes sont de drôles de « types ». Dames patronnesses, vieux messieurs décorés qui président des conseils d’administration dans les compagnies d’assurances ou dans les grandes banques, noceurs repentis, énergumènes de la politique, âmes sentimentales qui tiennent à gagner le ciel, tous ces pantins, tous ces fantoches sont à mettre dans le même sac. Moralistes, économistes, patrons d’usine, etc., tous se disent « philanthropes », de même qu’ils se disent « pacifistes », alors qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre.

La psychologie de « philanthrope », autant que sa physiologie (ici la déformation professionnelle est visible) est curieuse et décevante. Il a la manie de faire le bien. Pour satisfaire cette manie, il use de tous les moyens en son pouvoir, licites ou illicites : tracts, prospectus, cérémonies patriotardes, causeries, représentations au bénéfice de…, etc. « Visiteurs » et « visiteuses » vont à domicile porter du bonheur ! Le philanthrope a toujours sous le bras une serviette bourrée de papiers. Il ne s’épargne aucune démarche auprès des particuliers ou des Pouvoirs publics. Où il n’y a point d’administration, il en crée une. Le philanthrope est bureaucrate. Il faut qu’il salisse beaucoup de papier pour pouvoir faire le bien. Sa mentalité est celle du vieux militaire abruti par l’alcool ou de la vieille dame qui se voile la face devant l’éphèbe qui exhibe dans le marbre ou le plâtre une académie impeccable !

La philanthropie sert de prétexte à décorer beaucoup de gens et à décrocher quelque sinécure. Palmes académiques ou Mérite agricole, parchemins, distinctions honorifiques, tableaux d’honneur, diplômes, médailles, ornent le vestibule des home bien pensants. Ne nous étonnons pas qu’il y ait tant de philanthropes de par le monde. Si on ne mettait pas leurs noms dans les gazettes, il y en aurait beaucoup moins.

La philanthropie est un chancre qu’il faut à tout prix extirper. C’est un microbe, une lèpre, une peste… Il faut la combattre par tous les moyens. Elle est le fruit de l’incohérence et du bluff. C’est une des mille et une mystifications dont notre époque est remplie.

Que voit-on à l’heure où tant de gens prétendent faire le bonheur de leurs semblables ? La peine de mort (guillotine, électrocution, pendaison, etc.), le bagne, la justice des tribunaux (de classe), les erreurs policières, les expertises truquées, — la guerre qui menace, tandis qu’une conférence dite du désarmement se refuse à désarmer. Alors, que vient-on nous parler, avec des trémolos dans la voix, du bonheur des peuples ? Liberté, égalité, fraternité sont des mots vides de sens tant que la chose qu’ils signifient n’est point réalisée. Les politiciens nous bourrent le crâne, avec leurs promesses et leurs boniments. C’est ce que font aussi les philanthropes, cette espèce de politiciens dont nous mourons, comme des autres. Refusons de les écouter, et combattons leur action. Méfions-nous des « aventuriers » de la philanthropie. Ils sont extrêmement dangereux. La philanthropie est une affaire, comme la guerre, ou comme la paix (dans le monde des politiciens). Les petites « combinaisons » vont leur train, en philanthropie comme en politique. Tout bon politicien doit être au moins philanthrope (en paroles, non en actes), et tout bon philanthrope doit être doublé

d’un politicien avisé. Nous avons vu à l’œuvre les philanthropes, comme leurs amis les élus du suffrage universel. Ils se valent. Ils soutiennent la même cause : celle de leur porte-monnaie !

Le philanthrope respecte la morale, croit en Dieu et vénère l’autorité. En père de famille, il est à cheval sur les principes, qu’il viole chaque fois que l’occasion s’en présente. Le philanthrope redoute l’opinion et craint la critique. Il fait partie de la Ligue contre la licence des rues et commandite les maisons de prostitution. Il est plein d’illogisme et nage dans l’incohérence. Ses conversations abondent en lieux communs, en phrases toutes faites, en bourdes colossales. Il passe son temps à exprimer des banalités. Il est à la fois pour et contre ceci ou cela. Il n’ose pas prendre parti, mais il est au fond du parti la réaction intégrale en toute chose.

Les « putains » de la Haute font la charité en dansant et en couchant avec des ministres, Les représentants de l’aristocratie frayent avec ceux de la démocratie. Le clan des philanthropes va de l’extrême droite à l’extrême gauche, en passant par le centre. Tous ces gens-là s’entendent comme larrons en foire pour faire le bonheur du peuple, avec des discours et des pirouettes.

Faire l’aumône, c’est pour les gens qui sortent de la messe une agréable distraction. Avant d’aller s’empiffrer chez le pâtissier, ils jettent deux sous dans la sébile de l’aveugle ou du manchot. Ce geste leur vaut la considération de leurs pairs. Ils iront droit au ciel !

On verse aux foules l’opium de la philanthropie, comme celui de l’espérance. On fait miroiter à leurs yeux les paradis futurs, sur terre ou dans l’autre monde. C’est autant de gagné pour les bienfaiteurs. Pendant ce temps ils s’amusent, pérorent dans les académies ou les salons. Ils font leurs affaires sur le dos des pauvres.

Combien de « fondations » qui n’ont eu que la vanité pour mobile ! Celle-ci est une animatrice dangereuse. Que de bêtises leur vanité fait commettre à certains individus !

A côté de la philanthropie humanitaire, il y a la philanthropie scientifique. Les « bienfaiteurs » agissent encore ici dans un but de réclame ou pour faire oublier leurs crimes. Cependant, quels que soient les mobiles auxquels ils obéissent, ils peuvent rendre des services. On préfèrera toujours le philanthrope qui permet à un savant de poursuivre ses expériences, en mettant à sa disposition des instruments de travail et un laboratoire, au philanthrope qui fait construire un couvent ou une chapelle. Les deux ne se comparent pas. Le premier est utile ; le second est nuisible, Qu’un milliardaire mette une partie de sa fortune à la disposition d’un biologiste ou d’un physicien, c’est chose autrement intéressante qu’un dévot qui lègue à sa paroisse le contenu de son coffre-fort pour gagner le ciel.

Le véritable « philanthrope » fait le bien, non pour qu’on l’applaudisse et l’encense, non par devoir, snobisme, intérêt, égoïsme, ou toute autre considération inférieure, mais simplement parce qu’il considère que la solidarité bien comprise, l’entraide intelligente et l’union sont les meilleurs facteurs du progrès. Il se préserve du sentimentalisme à l’eau de rose, de la sensiblerie, de la fausse pitié, de la charité des mondains et de l’altruisme des impuissants. Il n’obéit qu’à sa raison. En se libérant de tous les préjugés, il libère ceux qui l’approchent. Il donne à tous l’exemple, non de la vertu, non de la résignation, non du sacrifice, ces mots dont usent et abusent les malfaiteurs déguisés en bienfaiteurs, mais de l’énergie, de la volonté, de la virilité, de la sincérité en toute chose. Le véritable philanthrope serait celui qui délivrerait l’humanité de tous ses tyrans. Il aurait fort à faire !