plaisir. Je goûte ce bonheur ou ce poison. » On rencontre des malades qui éprouvent du plaisir à gratter leurs plaies ; l’euphorie des phtisiques, et des mourants est chose connue ; sadisme et masochisme impliquent, associé à l’impulsion sexuelle, le besoin de frapper ou d’être frappé. Certains savourent le spleen, la mélancolie ; nul événement heureux ne parvient à les dérider. De pareilles voluptés sont de nature morbides ; elles montrent du moins combien il est difficile de tracer des limites précises entre la douleur et le plaisir. Aussi plusieurs psychologues ont-ils admis que ces deux états ne sont point deux manifestations contraires, mais deux moments d’un même processus ; ils géraient la traduction, dans l’ordre affectif, du rythme fondamental de la vie, constitué par l’assimilation et la désassimilation (deux processus réciproquement dépendants et dont l’un implique l’autre). C’est la conception de Th. Ribot. D’autres affirment, au contraire, que plaisir et douleur sont aussi nettement distincts que la sensation visuelle l’est de la sensation auditive. Selon Goldscheider et von Frey, il y aurait dans la peau des points sensibles à la douleur et à la pression ; Strong et Nichols parlent de nerfs dolorifères ; à la suite de minutieuses expériences, Mmes Ioteyko et Stefanowska ont admis, elles aussi, l’existence d’un sens spécial de la douleur ; elles croient même à l’existence d’un centre cérébral dolorifère différent des centres percepteurs. Ce qui les conduit à préciser que des états désagréables peuvent n’être pas douloureux : « L’élément désagréable est un élément qu’on doit exclure de toute théorie objective de la douleur. » Bourdon et Georges Dumas font aussi cette dernière distinction, que n’acceptent point la majorité des psychologues. Ces doctrines ont du moins le mérite de ne pas s’écarter du domaine expérimental. Autrefois les métaphysiciens s’en tenaient à des considérations imprécises et vagues qui encombrent encore les manuels de philosophie. « C’est dans l’action, déclarait Aristote, que semble consister le bonheur, le plaisir n’est pas l’acte même, mais c’est un surcroît qui n’y manque jamais, c’est une perfection dernière qui s’y ajoute, comme à la jeunesse sa fleur. » Toutes les fois que l’activité se déploie librement et se trouve en possession de son objet, la jouissance apparaît. Reprenant la même pensée, Hamilton ajoute que le plaisir naît d’une activité moyenne et la douleur d’une activité trop faible ou surmenée. Pour Descartes, notre bonheur réside dans le sentiment de quelque perfection. D’après Spinoza, la joie résulte du passage d’une moindre à une plus grande perfection, la tristesse du passage inverse. Adoptant une conception que l’on trouve déjà chez Épicure, Kant et d’autres penseurs, Schopenhauer par exemple, soutiennent que le fait primitif est non le plaisir, mais la douleur ; seule la seconde est positive, le premier n’est qu’un état négatif, une absence de douleur. La vie s’avère une continuelle souffrance, car elle est essentiellement volonté, et l’on ne veut que pour satisfaire des besoins pénibles et toujours renaissants, pour obtenir ce dont le manque fait souffrir. Mais une telle conception paraît inadmissible. Tous les besoins ne sont pas douloureux ; et certains plaisirs, la vue d’un beau spectacle ou l’audition d’une belle musique, par exemple, n’impliquent nullement l’existence d’une privation antérieure. Pour Wolf, un disciple de Leibniz, les états affectifs se ramènent à la contemplation d’une perfection ou d’une imperfection ; la sensibilité n’est qu’une connaissance confuse. Sans être aussi catégorique, Leibniz affirmait cependant : « Je crois que dans le fond le plaisir est un sentiment de perfection, et la douleur un sentiment d’imperfection, pourvu qu’il soit assez notable pour qu’on s’en puisse apercevoir. » Les stoïciens pensaient de même, lorsqu’ils faisaient dépendre bonheur et malheur de l’idée que s’en font les humains. « Ce qui trouble les hommes, déclare Epictète, ce ne sont pas les choses mais l’opinion qu’ils se font
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Apparence
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des choses. Ce n’est pas la mort qui est terrible, mais l’opinion que nous nous faisons de la mort. Lorsque nous sommes troublés ou affligés n’accusons donc jamais que nous-mêmes, c’est-à-dire nos jugements. » Une telle maxime, il est vrai, s’applique surtout au plaisir et à la souffrance d’ordre psychologique. Mais Ribot soutient que les états affectifs les plus éthérés ne diffèrent des états affectifs d’ordre physique que par leur point de départ : les premiers sont liés à une image ou à une idée, les seconds à une sensation. « Au premier abord, écrit-il, il semblera paradoxal et même révoltant à plus d’un de soutenir que la douleur que cause un cor au pied ou un furoncle, celle que Michel-Ange a exprimée dans ses Sonnets de ne pouvoir atteindre son idéal ou celle que ressent une conscience délicate à la vue du crime, sont identiques et de même nature. Je rapproche à dessein des cas extrêmes. Il n’y a pourtant pas lieu de s’indigner si l’on remarque qu’il s’agit de la douleur seule, non des événements qui la provoquent, qui sont, eux, des phénomènes extra-affectifs. » De même, la distinction entre les joies spirituelles et les joies sensorielles n’a qu’une valeur pratique. « Le plaisir, comme état affectif, reste toujours identique à lui-même ; ses nombreuses variétés ne sont déterminées que par l’état intellectuel qui le suscite. » Herbart n’explique pas les états affectifs, ainsi que le faisait Wolf, par un jugement de valeur, mais par l’accord ou le désaccord qui existe entre nos représentations. Dissonances et harmonies musicales n’apparaissent qu’avec les notes de la gamme ; souffrances et voluptés d’ordre psychologique (Herbart s’occupait seulement de celles-là) résultent, à son avis, de la coexistence dans l’esprit d’idées qui se contredisent ou se renforcent. Loin d’être inertes, nos représentations intellectuelles sont des forces capables de se combattre ou de s’unir. C’est dans l’activité que Spencer, après bien d’autres, place la cause du plaisir. « S’il y a, dit-il, comme on ne peut le nier, des douleurs négatives qui naissent de l’inaction, et des douleurs positives qui ont leur origine dans l’excès d’activité, il en résulte que le plaisir accompagne les actions moyennes, c’est-à-dire situées entre les deux extrêmes. » S’appuyant sur la doctrine évolutionniste, il a montré, en outre, que les douleurs sont les corrélatifs d’actions qui nuisent à l’organisme, les plaisirs les corrélatifs d’actions qui le favorisent. L’adaptation de l’être au milieu constitue une indispensable nécessité biologique ; un vivant ne peut survivre que si les états agréables s’associent, chez lui, aux actes utiles, la souffrance aux actes nuisibles : « Si nous substituons au mot plaisir la phrase équivalente : un état que nous cherchons à produire dans la conscience et à y retenir ; et au mot douleur, la phrase équivalente : un état que nous cherchons à ne pas produire dans la conscience ou à en exclure, nous verrons que, si les états de conscience qu’un être s’efforce de conserver sont les corrélatifs d’actions nuisibles, et que si les états de conscience qu’il s’efforce de chasser sont les corrélatifs d’actions profitables, l’être doit rapidement disparaître, s’il persiste dans ce qui est nuisible et fuit ce qui est profitable. En d’autres termes, ces races d’êtres seules ont survécu chez lesquelles, en moyenne, les états de conscience agréable ou qu’on désire accompagnent les activités utiles au maintien de la vie, tandis que les états de conscience désagréables ou qu’on fuit accompagnent les activités directement ou indirectement destructives de la vie ; par suite, toutes choses égales, parmi les diverses races, celles-là ont dû se multiplier et survivre qui possédaient les meilleurs ajustements entre leurs états de conscience et leurs actions, et tendaient toujours vers un ajustement parfait. » Mais cette adaptation du plaisir à l’activité utile n’est jamais complète ; milieu et conditions de vie changent très rapidement ; d’où les exceptions à la règle générale que l’on constate parfois.