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SOV
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viets ». On croit, chacun à sa manière, que le « soviétisme », voilà le salut. On crie, à propos de tout et de rien « Vivent les Soviets !… ». Mais allez donc demander à tout ce monde ce que c’est, les Soviets : quelle fut leur origine, quelle a été leur évolution, quels sont leur rôle et leur situation actuels ? Je doute fort qu’il y ait un homme sur mille qui soit capable de vous donner une réponse intelligible…

Les travailleurs étrangers acclament « les Soviets » uniquement parce qu’ils ne les connaissent pas. Cette ignorance, par rapport au sort de l’un des éléments fondamentaux de la révolution, est déplorable. Elle aboutit à des erreurs et à des confusions fatales. C’est pourquoi tout propagandiste ou militant libertaire doit obligatoirement avoir une idée exacte des Soviets, doit connaître leur histoire. Et c’est pourquoi nous croyons indispensable de lui fournir ici ces connaissances.


La naissance du premier Soviet. — Le lecteur m’excusera d’avoir à parler, dans ce premier chapitre, de ma propre personne. Involontairement, je fus mêlé de près à la naissance du premier « Soviet des délégués ouvriers » russe, celui de Saint-Pétersbourg, en janvier-février 1905. Aujourd’hui, je dois être à peu près le seul qui puisse relater et fixer cet épisode historique (à moins que l’un, des ouvriers qui prirent alors part à l’action soit encore en vie et le fasse un jour). Plusieurs fois déjà, le désir m’a pris de raconter les faits. En parcourant la presse — même russe, et a fortiori étrangère — avant trait aux événements de 1905 ou aux Soviets, j’y constatais toujours la même lacune, notamment : aucun auteur n’était à même de dire exactement où, quand et comment surgit le premier Soviet ouvrier en Russie. Tout ce qu’on savait, jusqu’à présent, c’est que ce Soviet naquit à Saint Pétersbourg, en 1905, et que son premier président fut un avocat pétersbourgeois, Nossar, sous le nom d’emprunt de Khroustaleff. Mais d’où et comment vint l’idée de ce Soviet, par qui fut-elle lancée, dans quelles circonstances fut-elle adoptée et réalisée, comment et pourquoi Nossar devint président, d’où venait-il, quelle a été la composition et aussi la première fonction du premier Soviet ? Toutes ces questions, historiquement assez intéressantes, restent encore sans réponse. Cette lacune est compréhensible. La naissance du premier Soviet fut un événement d’ordre tout à fait privé. Elle eut lieu dans une ambiance très intime, à l’abri de toute publicité, en dehors de toute campagne ou action électorale d’envergure.

Ce qui m’empêcha, jusqu’à présent, de raconter les faits, ce fut, avant tout, un sentiment de gêne d’avoir à parler, inévitablement, de moi-même. Ensuite, je n’ai jamais encore eu l’occasion de toucher spécialement aux Soviets dans la presse libertaire. Et quant à la bourgeoise, — j’entends par « bourgeoise » aussi la presse « socialiste » et « communiste », — je n’ai aucune envie d’y collaborer, à quelque titre que ce soit. Le temps passait ainsi sans que je me décidasse à rompre le silence sur l’origine des Soviets. Une fois, pourtant, vivement impressionné par la même lacune dans une publication assez importante et, d’autre part, par des allusions prétentieuses et mensongères dans quelques articles de journaux, je suis allé voir l’éditeur d’une revue historique russe à Paris. Je lui ai proposé de faire, dans sa revue, à titre purement documentaire le récit exact de la naissance du premier Soviet ouvrier à Saint-Pétersbourg, en 1905. La proposition n’eut pas de suite : d’abord, parce que l’éditeur n’a pas voulu accepter, a priori, ma condition de ne rien changer dans la copie ; et, ensuite, parce que j’ai compris dès les premiers mots, que sa revue était loin d’être une publication impartialement historique et documentaire.

Aujourd’hui, obligé de parler des Soviets — ici et aussi dans mon article précédent sur la Révolution

russe — je révèle les faits tels qu’ils ont eu lieu. Et si la presse bourgeoise — historique ou autre — s’y intéresse, elle n’a qu’à puiser la vérité chez nous.

Je ne vais pas repeindre ici l’ambiance générale de l’époque de 1900–1905 : je renvoie le lecteur à la Révolution Russe. Allons droit aux faits immédiats.

L’année 1904 me trouva absorbé par un intense travail de culture et d’enseignement parmi les ouvriers de Saint-Pétersbourg. Je poursuivais ma tâche tout seul et d’une façon strictement privée, absolument personnelle. J’avais établi moi-même la méthode de mon travail. Je n’appartenais à aucun parti politique, tout en étant intuitivement révolutionnaire. (Je n’avais, d’ailleurs, que 22 ans, et je venais de quitter l’Université.) Vers la fin de l’année, le nombre d’ouvriers en train de se perfectionner intellectuellement sous ma conduite, dépassa la centaine.

Parmi mes élèves, se trouvait une jeune femme qui, de même que son mari, adhérait à l’une des « Sections ouvrières », créées par Gapone (voir Révolution Russe). Un soir, elle m’emmena à la Section de notre arrondissement, voulant m’intéresser à cette œuvre et, surtout, à la personne de son animateur lequel, ce soir-là, devait justement, y assister à une réunion. Fin 1904, on n’était pas encore fixé sur le véritable rôle de Gapone. Les ouvriers avancés, tout en se méfiant parfois de son œuvre, — vu qu’elle était légale et qu’elle émanait du gouvernement, — cherchaient à la comprendre à leur façon. La conduite assez mystérieuse de Gapone paraissait confirmer leur version. Ils étaient d’avis, notamment, que, sous la cuirasse protectrice de la légalité, Gapone préparait en réalité un vaste mouvement révolutionnaire. (Là est une des raisons pour lesquels les ouvriers se refusèrent longtemps à croire au rôle policier de Gapone. On sait que, ce rôle étant définitivement dévoilé, quelques ouvriers, amis intimes de Gapone, se suicidèrent, ne pouvant pas survivre à leurs illusions brisées.)

Au dit soir, je fis, en effet, connaissance avec Gapone. Sa personnalité m’intéressa vivement. De son côté, il parut — ou, plutôt, voulut paraître — s’intéresser à mon œuvre d’éducation. Il a été entendu que nous allions nous revoir prochainement pour en reparler d’une façon plus approfondie, et, dans ce but, Gapone me remit sa carte de visite avec son adresse.

A peine quelques jours plus tard, commença la fameuse grève des usines Poutiloff. Et, après quelques jours encore, exactement le 6 janvier 1905 au soir, mon élève vint me voir tout émue pour me dire que les événements allaient prendre une tournure exceptionnellement grave ; que Gapone venait de déclencher un mouvement formidable des masses ouvrières de la capitale et de sa banlieue ; qu’il parcourait toutes les Sections en haranguant la foule, en l’appelant à se rendre le 9 janvier, dimanche, au matin, devant le Palais d’Hiver, pour remettre une pétition au tsar ; qu’il avait déjà rédigé le texte de la pétition, et qu’enfin, il allait lire et commenter celle-ci dans notre Section le lendemain, 7 janvier, au soir. La nouvelle me parut à peine vraisemblable. Les autres élèves, n’appartenant pas aux Sections gaponistes, ne m’en avaient pas encore parlé. Je décidai de me rendre, le lendemain soir, à la Section afin de me rendre compte, moi-même, de la véritable situation.

Le lendemain, 7 janvier, j’ai entendu Gapone lire et commenter sa pétition. C’était déjà la pétition définitive, travaillée par quelques membres des partis politiques, d’allure nettement révolutionnaire. (Voir, pour les détails du mouvement de Gapone, Révolution Russe.) Je compris tout de suite que mon élève disait vrai : un mouvement des masses formidable, d’une gravité exceptionnelle, était imminent.

Le jour suivant, 8 janvier, au soir, je me suis rendu de nouveau à la Section. Je voulais voir ce qui s’y