avec plus ou moins d’indignation et de véhémence les agissements des boutiquiers ecclésiastiques. Saint Jérôme, le plus remarquable des écrivains du christianisme, fut aussi le censeur le plus énergique des vices des chrétiens de son temps. Il fut un terrible satirique. Lorsque les mœurs dépravées du clergé obligèrent les empereurs romains à édicter l’interdiction pour les prêtres d’aller dans les maisons des veuves ou des filles seules et de recevoir, à titre de donation ou par testament, les biens de leurs pénitentes, Jérôme disait : « Je n’ose pas me plaindre de la loi, car mon âme est profondément attristée d’être obligé de convenir que nous l’avons méritée et que la religion, perdue par la convoitise insatiable de nos prêtres, a forcé les princes à nous appliquer un remède aussi violent ». Jérôme écrivait à Eustochie contre « les hypocrites qui briguent la prêtrise ou le diaconat pour voir les femmes plus librement ». Il ajoutait : « Des évêques mêmes, sous prétexte de donner leur— bénédiction, étendent la main pour recevoir de l’argent, deviennent esclaves de celles qui les paient, et leur rendent avec assiduité les services les plus bas et les plus indignes, pour s’emparer de leurs héritages ». Naturellement Jérôme, comme Jean Chrysostome et nombre d’autres, fut calomnié et persécuté par ceux qu’il dénonça, et il dut quitter Rome.
On ferait une immense bibliothèque de tous les écrits satiriques contre l’Église, depuis ceux des Pères jusqu’à ceux des journaux anticléricaux d’aujourd’hui. Et ce ne serait pas ces derniers qui seraient les plus violents. Depuis longtemps, l’Église a été jugée et flétrie, bien jugée et bien flétrie, par les siens eux-mêmes : papes, princes, clercs et bedeaux de tous les degrés qui, nourris dans le sérail, en connaissaient les détours mieux que personne. L’indignation et la colère de Dante et de Pétrarque n’ont pas été plus accusatrices et plus flétrissantes que celles de Jérôme dont, malgré ce, l’Église a fait un saint en se l’annexant astucieusement.
La littérature du moyen âge, qui fut didactique au point que certains contestent encore son esprit satirique, trouva l’élément principal de sa satire dans le monde religieux. Avant que l’imprimerie répandit la
satire écrite, l’orale s’exprima surtout dans la prédication religieuse dont la forme changea complètement lorsque, à partir du xiie siècle, les Abélard apportèrent en chaire ces critiques des mœurs ecclésiastiques que les saint Bernard n’exprimaient que par écrit. Au xiiie siècle, les sermons furent envahis par le langage macaronique, mélange de latin et de langue vulgaire, que Folengo colporterait en Italie et, qu’après Gilles d’Orléans, les Olivier Maillard emploieraient pour se faire comprendre du peuple de France. Avec ce langage, la plus audacieuse satire envahit les églises. Dante protestait, indigné ; mais Boccace en prenait son parti ironiquement et écrivait dans la conclusion du Décaméron : « Considérant que les sermons faits par les prédicateurs pour reprendre le peuple de ses péchés sont le plus souvent aujourd’hui pleins de gausseries, de railleries et de brocards, j’ai cru que les mêmes choses ne seraient pas mal séantes en mes contes que j’ai écrits pour chasser la mélancolie des dames ». Dante était le dernier représentant de cette satire enflammée, vengeresse, inspirée du premier christianisme implacable dans sa foi. Boccace préludait au scepticisme ironique, joyeux, des papes eux-mêmes qui écrivaient contre l’existence de Dieu, scepticisme qui se gausserait de l’inquisition et de Tartufe et s’exercerait avec une verve aussi éclatante que dépourvue de frein. En même temps, la chaire serait la tribune la plus furieuse. Plus violents que personne, les moines y prêcheraient même le tyrannicide. Gens d’église, ils étaient les « oiseaux sacrés » même contre l’Église. Les rois eux-mêmes n’osaient les toucher, et Maillard répondait hardiment à un messager de Louis XI qui le menaçait
La simonie (voir ce mot) et le commerce des indulgences, les mœurs dépravées de la cour et du clergé paillardant avec le Diable, excitèrent particulièrement la faconde des Menot, des Messier, des Maillard, des Jacques Legrand, des Guillaume Pépin, des Jehan Petit, tous gens d’église. Rabelais n’aurait pu être aussi violent impunément ; Des Périers, Servet et d’autres payèrent de leur vie une audace bien moins grande. Cet esprit satirique anticlérical produisit, parmi des milliers d’ôuvrages : en France, les Séries, de Bouchet, le Cymbalum Mundi, de Des Périers, le Moyen de parvenir, de Béroalde de Verville ; en Allemagne, la Nef des fous, de Brandt, l’Eloge de la folie, d’Erasme, les Epistolœ obscurorum vivorum, d’Ulrich de Ilutten, les prédications de Murner contre tous les clergés catholiques ou protestants, les productions des « moines bouffons » et des « espiègles » allemands. Tous, avec d’innombrables pamphlets, préparèrent et firent triompher la Réforme. Cet esprit atteignit jusqu’au sombre Savonarole qui le mit au service de la révolution démocratique qu’il prêchait en Italie. Même chez ceux qui réprouvaient les licences du langage, macaronique, chez les saint Bonaventure, saint Bernard, Nicolas de Clémangis, Gerson, Pierre d’Ailly, graves docteurs qui voulaient réformer noblement l’Église, la satire était terriblement accusatrice contre le monde clérical. Clémangis écrivit le De Corrupto Ecclesia statu ; on a dit qu’un pape en mourut de douleur !
Pour la plupart des œuvres du moyen âge, la question a été posée, avons-nous dit, à savoir si elles appartiennent à la satire. La réponse n’est pas douteuse pour les œuvres qui ne sont pas purement didactiques. Il est d’ailleurs à remarquer que, pendant longtemps, les genres ne furent pas nettement tranchés entre ce qu’on a appelé la littérature chevaleresque et la littérature bourgeoise. La séparation vint de la distinction grandissante des classes sociales. La satire dut aider puissamment à la réforme des mœurs dites « chevaleresques », à la réprobation de l’inhumaine hostilité de l’Église contre la femme et à la formation de l’amour courtois. De même, aux protestations contre les seigneurs, les moines, les sergents, toutes les engeances de rafle-pécune et de perce-boyaux qui pillaient et maltraitaient le pauvre monde. Le Roman de la Rose, dont on conteste l’esprit satirique, est à ce sujet caractéristique. Pour le Roman de Renart, « épopée des animaux », son esprit satirique est encore moins contestable. Il est de la fable, dit-on. Oui, mais de la fable étonnamment proche de la vérité humaine, d’une vérité si crue, si peu reluisante, qu’on l’a mise sur le compte des animaux pour pouvoir critiquer avec plus de liberté. Peut-on nier la satire des Fables de La Fontaine et leur intention sociale et morale ?
Une remarque est à faire ici. C’est que l’esprit satirique a un caractère particulier chez chaque peuple. Il est essentiellement son expression foncière, demeurée à l’abri des influences étrangères. Les peuples peuvent subir, successivement ou alternativement, les influences les plus diverses ainsi qu’on l’a vu si souvent en litté-