Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.2.djvu/169

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
STI
2667


STIRNÉRISME (Le). C’est à Bayreuth, le 25 octobre 1806, que Max Stirner vint au monde. Ce ne fut pas un écrivain d’une fécondité extraordinaire, les soucis de l’existence l’accaparèrent trop. De ses écrits, un seul a surnagé, un volume où il s’est livré tout entier, où il a exprimé toute sa pensée et a essayé d’indiquer une voie d’issue aux hommes de son temps : L’Unique et sa Propriété.

Il y a Stirner et son œuvre, il y a L’Unique et sa Propriété et le « Stirnérisme », Il est arrivé qu’en s’adressant aux hommes de son temps, Max Stirner s’est adressé aux hommes de tous les temps, mais sans assumer l’allure de prophète tonnant théâtralement du fond de sa caverne que Nietzsche savait si bien prendre. Stirner ne se présente pas non plus à nous comme un professeur enseignant ses élèves : il parle à tous ceux qui viennent l’entendre, tel un conférencier ou un causeur qui a rassemblé autour de lui un auditoire de toutes les catégories, manuelles comme intellectuelles.

Aussi, pour comprendre la portée du stirnérisme, faut-il retrancher de L’Unique et sa Propriété tout ce qui est relatif à l’époque où ce livre a été écrit. Sans ce travail préparatoire, la tentation risque de venir au lecteur qu’il se trouve en présence d’une confession ou d’un testament philosophique. Cet étayage fait, on a devant soi un arbre robuste et bien planté, une doctrine parfaitement cohérente et on ne s’étonne plus qu’elle ait donné naissance à tout un mouvement.

Le Stirnérisme considère que l’unité humaine est la base et l’explication de l’humanité ; sans l’humain pas d’humanité, la totalité ne se comprend que par l’unité. Autant s’arrêter tout de suite si l’on ne s’assimile pas ces prémisses. Cette unité sociologique n’est pas un être en devenir ni un surhomme, mais un homme comme vous et moi que son déterminisme pousse à être comme il doit être, comme il peut être — rien de plus ni de moins que ce qu’il a la force ou le pouvoir d’être. Mais l’homme que nous connaissons est-il bien ce que son déterminisme le voulait, en d’autres termes : est-il ce qu’il devait, ce qu’il pouvait être ? Cet homme que nous côtoyons dans les lieux de plaisir ou de travail, est-il un produit naturel ou une confection artificielle, est-il volontairement l’exécuteur du contrat social ou ne s’y conforme-t-il que parce qu’éducation, préjugés et conventions de toute espèce lui bourrent le crâne ? C’est ce problème que le stirnérisme va s’appliquer à résoudre. Premier temps !

Pour replacer l’individu dans son déterminisme naturel, le Stirnérisme se met à ébranler tous les piliers sur lesquels l’homme de notre temps a édifié sa masure de membre de la société : Dieu, État, Église, religion, cause, morale, moralité, liberté, justice, bien public, abnégation, dévouement, loi, droit divin, droit du peuple, piété, honneur, patriotisme, justice, hiérarchie, vérité ; bref les idéaux de toute espèce. Ces idéaux, ceux du passé, comme ceux du présent, ces idéaux sont des fantômes embusqués dans « tous les coins » de sa mentalité, qui se sont emparé de son cerveau, s’y sont installés et empêchent l’homme de suivre son déterminisme égoïste.

Les préjugés-fantômes battant en retraite les uns après les autres, les piliers de sa foi et de ses croyances croulant successivement, l’individu se retrouve seul. Enfin, il est lui, son Moi est dégagé de toute la gangue qui le comprimait et l’empêchait de se montrer tel que. La table rase a été faite, les nuages qui obscurcissaient l’horizon ont disparu, le soleil brille de tout son éclat et la route est libre. L’individu ne connaît plus qu’une cause : la sienne, et cette cause, il ne la base sur rien d’extérieur, sur aucune de ces valeurs fantômales dont, auparavant, son cerveau était farci. Il est l’égoïste dans le sens absolu du mot : sa puissance est désormais sa seule ressource. Toutes les règles extérieures sont tombées ; il est délivré de la contrainte intérieure, bien

pire que l’impératif extérieur ; force lui est maintenant de chercher en lui seul et sa règle et sa loi. Il est l’Unique et il s’appartient, en toute propriété. Il n’est pour lui qu’un droit supérieur à tous les droits : le droit à son bien-être. « La peine doit disparaître pour faire place à la satisfaction. »

Pensez donc où l’Unique en est arrivé ! Pas une vérité n’existe en dehors de lui. Il ne fait rien pour l’amour de Dieu ou des hommes, mais pour l’amour de soi. Il n’y a entre son prochain et lui qu’un rapport : celui de l’utilité ou du profit. C’est de lui seul que dérivent tout droit et toute justice. Ce qu’il veut, c’est ce qui est juste. Foin donc de toute cause qui n’est pas la sienne ! Il est lui-même sa cause et n’est ni « bon », ni « mauvais » (ce sont là des mots). Il se déclare l’ennemi mortel de l’État et l’irrespectueux adversaire de la propriété légale.

Quelques citations tirées de L’Unique et sa Propriété feront comprendre que Stirner n’a rien épargné et qu’aucune idole n’a trouvé grâce à ses yeux :

« Toujours un nouveau maître est mis à la place de l’ancien, on ne démolit que pour reconstruire et toute révolution est une restauration. C’est toujours la différence entre le jeune et le vieux philistin. La révolution a commencé en petite-bourgeoise par l’élévation du Tiers-État, de la classe moyenne, et elle monte en graine sans être sortie de son arrière-boutique. »

« S’il vous arrivait, ne fut-ce qu’une fois, de voir clairement que le Dieu, la loi, etc., ne font que vous nuire, qu’ils vous amoindrissent et vous corrompent, il est certain que vous les rejetteriez loin de vous, comme les chrétiens renversèrent, jadis, les images de l’Apollon et de la Minerve et la morale païenne. »

« Tant qu’il reste debout une seule institution qu’il n’est pas permis à l’individu d’abolir, le Moi est encore bien loin d’être sa propriété et d’être autonome. »

« La culture m’a rendu puissant, cela ne souffre non plus aucun doute. Elle m’a donné un pouvoir sur tout ce qui est force, aussi bien sur les impulsions de ma nature que sur les assauts et les violences du monde extérieur. Je sais que rien ne m’oblige à me laisser contraindre par mes désirs, mes appétits et mes passions, et la culture m’a donné de les vaincre : je suis leur maître. »

« Celui qui renverse une de ses barrières peut avoir par là montré aux autres la route et le procédé à suivre ; mais renverser leurs barrières reste leur affaire.

« On se contenta pendant longtemps de l’illusion de posséder la vérité, sans qu’il vînt à l’esprit de se demander sérieusement s’il ne serait pas nécessaire, avant de posséder la vérité, d’être soi-même vrai. »

« Celui qui doit, pour exister, compter sur le manque de volonté des autres, est tout bonnement un produit de ces autres, comme le maître est un produit du serviteur. Si la soumission venait à cesser, c’en serait fini de la domination. »

« Pour l’homme qui pense, la famille n’est pas une puissance naturelle, et il doit faire abstraction des parents, des frères, des sœurs, etc. »


Sur quels rivages son déterminisme poussera-t-il l’égoïste chez lequel il a été fait table rase des préjugés-fantômes ? Et voici le deuxième temps du stirnérisme.

Tout bonnement vers les rivages de l’union, de l’association… Mais une union contractée volontairement, une association d’égoïstes que ne hanteront pas les fantômes du désintéressement, du dévouement, du sacrifice, de l’abnégation, etc. Une association d’égoïstes où notre force individuelle s’accroîtra de toutes les forces individuelles de nos co-associés, où l’on se consommera, où l’on se servira mutuellement de nourriture. Une union dont on se servira pour ses propres fins, sans que vous trouble l’obsession « des devoirs sociaux ». Une association que vous considérerez comme votre propriété, votre arme, votre outil et que vous quitterez quand elle ne vous sera plus utile.

Mais qu’on ne s’imagine pas que l’association, si elle permet à l’individu de se réaliser par elle, n’exige rien en échange.