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quelques variantes et, aujourd’hui, si celles-ci absolvent le suicide, la jurisprudence punit toujours la complicité.

Quant à la morale protestante, elle condamne le suicide sans le punir ; car, s’il est interdit de mettre fin à sa vie, on peut la sacrifier pour l’accomplissement du devoir : « Il nous est permis d’exposer notre vie pour la gloire de Dieu. »

Certes, il serait attachant d’aborder cette question du suicide et de l’examiner à la lumière de la philosophie et de la littérature ; force m’est de renvoyer mes lecteurs à un autre ouvrage riche de documentation : Le Suicide et la Morale, par A. Bayet. Voici les deux impressions laissées à l’auteur de ce volumineux travail qui, parlant du suicide par rapport à la morale, écrit :

1° « Il n’y a pas, dans la morale contemporaine, comme on le dit trop souvent, une doctrine qui condamne le suicide et une doctrine qui l’approuve : il y a une morale simple qui condamne tous les suicides, en principe et dans tous les cas, et une morale nuancée qui, plus souple, distingue entre les cas et va de l’horreur au blâme et à la désapprobation, de la désapprobation à la pitié, de la pitié à l’excuse, à l’approbation, à l’admiration. »

2° « Le conflit de ces deux morales ne se ramène pas, au moins dans les formules, à un conflit entre la pensée catholique et ses adversaires. Les deux doctrines opposées se disputent et divisent le monde de la pensée, l’enseignement neutre, la presse neutre, sans qu’on puisse ranger leurs partisans en deux camps bien définis au point de vue religieux, philosophique ou politique. Et l’impression générale, lorsqu’on étudie la morale formulée, n’est pas une impression de lutte franche, mais d’incertitude et de désarroi. »

Répondant, jadis, à une enquête posée dans le journal l’en dehors, par G. de Lacaze-Duthiers, à l’époque de la mort de G. Palante, j’écrivais, à ce sujet : « Le pouvoir de disposer de soi est et restera toujours l’affirmation la plus haute de l’individualité qui, n’ayant pas demandé à vivre, se libère des contraintes que la société ne cesse de lui imposer. Pour ma part, je ne conçois aucune « morale » qui m’obligerait à prolonger une existence dans un milieu où la libre expansion de ma personnalité ne cesse d’être entravée. La pensée de Marc Aurèle : « Es-tu réduit à l’indignité ? Sors de la vie avec calme. » s’harmonise pleinement avec ma façon d’envisager le droit au suicide. Il serait superflu et vain, je pense, que je m’attarde à montrer l’illogisme du jugement que porte la société vouant au mépris le plus profond ceux qui s’échappent de cette vie. Cette condamnation préconçue est des plus arbitraires et ne repose d’ailleurs que sur une foule de préjugés que nous lèguent une éducation et une morale mensongères. Pourquoi condamner des « irresponsables » qu’un état physique ou moral détermine au suicide ? Quant aux « moralistes » qu’est-ce que cette haute vertu dont ils détiennent jalousement (il faut le croire) le monopole, qui les autorise à émettre cette insidieuse prétention de jeter l’anathème sur celui qui quitte l’horrible enfer dans lequel, résigné bien souvent, il a consenti à se consumer petit à petit ? L’odieuse imposture de « leur morale », la cynique comédie que joue « leur société » ne me paraissent nullement qualifiées pour qu’en leur nom ils se posent en censeurs ; car, non contente de laisser mourir de faim ceux qu’elle a pour mission de protéger, cette monstrueuse société se plaît à envoyer s’entr’égorger, au nom des entités les plus diverses et des plus stupides, ceux qu’elle devrait élever. Pères et mères, c’est vers vous que ma pensée se porte ensuite pour condamner l’absurde et odieuse autorité qui conduisit votre ou vos enfants sur le chemin du suicide. Votre conscience est-elle exempte de reproches ? Vous êtes-vous rappelé les réprimandes monstrueuses que vous décochiez à ces cœurs sensibles à qui vous refu-

siez votre assentiment dans le choix qu’ils s’étaient fait de leurs amours ? Et vous, potentats corrompus, détenteurs de pouvoirs usurpés, qui feignez de ne pas apercevoir la misère criante qu’engendre l’inégalité sociale du régime présent, ne sentez-vous pas peser sur vous le poids de toutes ces fins tragiques de miséreux s’échappant de « votre société », afin de fuir les affres de la faim ? Morale hautaine et vile, personnification perfide et fourbe dont sont victimes les naïfs de ce monde qui croient en votre sublimité, vous êtes la grande responsable. Suicidés : filles mères abandonnées, amoureux éconduits, détenus qu’une fatalité conduisit sur la route interdite par « nos codes », vous tous, victimes d’un milieu à plat ventre devant d’insensées idolâtries, que ne pouvez-vous ressusciter et vomir vos imprécations contre « notre » lâcheté, « notre » résignation en présence des devoirs mystificateurs ? Habile diplomate autant que perfide institution, afin de sauvegarder son « honneur et sa dignité », la société pousse la fourberie jusqu’à réprouver l’attentat contre soi-même, parce que le suicide la condamne. Mais il est un suicide qui, surplombant tous les autres, se dresse en accusateur devant notre société de tartufes, c’est le « suicide philosophique ». Maintes fois soulevée, la question du suicide philosophique a donné lieu aux plus contradictoires opinions. « Que celui qui ne veut pas vivre plus longtemps expose ses raisons au Sénat et, après en avoir obtenu congé, quitte la vie. Si l’existence t’est devenue odieuse, meurs ; si tu es accablé par la douleur, abandonne la vie. Que le malheureux raconte son infortune et que le magistrat lui fournisse le remède, sa misère prendra fin. » Tel était le décret par lequel Athènes avait reconnu « le suicide légal ». Cette autorisation première est certes superflue, mais c’était là une « liberté codifiée » que nous sommes loin de retrouver dans les codes actuels et même dans les préceptes moraux chrétiens et rationalistes. « S’il te plaît de vivre, vis ; s’il te déplaît, libre à toi de retourner d’où tu viens », écrivait Sénèque ; D’Holbach, dans son Système de la Nature, a fait l’apologie de la mort volontaire, et Littré s’exprimait de la sorte : « Quand un homme expose clairement les raisons qui l’empêchent de vivre et quand ces raisons sont réelles et non pas imaginaires, quel motif y a-t-il de lui dénier la liberté morale telle que nous la concevons, chez chacun de nous ? » Quant à P. Robin, il soutenait que l’homme incapable d’être utile à la société doit disparaître. Le suicide de M. et Mme Lafargue inspirait à Marcel Sembat ces quelques lignes : « Quelle belle mort : en pleine vigueur, à l’heure choisie pour partir ensemble avant le déclin ! Cette fin me paraît fière et magnifique comme un splendide coucher de soleil. Je ne sais rien de plus noble en ce genre depuis la mort des deux Berthelot. Paul Lafargue n’est mort ni en saint, ni en martyr, ni en héros, ni en désespéré ; il est mort en sage. » Mes citations pourraient s’allonger encore et je pourrais invoquer des noms tels que Socrate, Condorcet, E. Hureau, L. Prouvost, le lord-maire de Cork, etc…, mais je veux conclure. Le suicide philosophique prête à de nombreuses critiques. Je conviens, pour ma part, qu’il n’est pas une solution et que, bien souvent, il est le résultat d’un affaiblissement moral et physique chez l’individu qui s’y détermine ; mais à quel titre condamner ceux qui ne peuvent supporter la médiocrité de la vie et la veulerie de la foule ?

Mon ami Bailly, répondant également à cette enquête, s’exprimait : « Il est souvent très pénible de gravir les durs chemins de la vie et l’héroïsme n’est pas l’apanage de tous. Quand un être, dès sa prime jeunesse, offre — avec candeur — toute l’ardeur de son âme, la noblesse de ses sentiments et sa puissante générosité, et que les autres lui servent, en revanche, de la traîtrise et de la férocité, il se peut que les ans viennent user son enthousiasme et il lui est permis de douter de la bonté des