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rieurs entre les hommes, et d’une volonté d’opposition idéaliste, intellectuelle et morale, à l’encanaillement général aboutissant au muflisme. Avant Baudelaire, il avait été dans l’indignation de Michelet contre les « laideurs », la « brutalité grossière », l’ « emportement voulu de matérialité stérile » introduits dans l’art et la littérature, en même temps que dans les mœurs après 1830, lorsqu’eut été signée l’entente fraternelle de la religion catholique et de la religion de la banque. (Voir Romantisme.) Il avait été aussi dans les ripostes de Th. Gautier à l’hypocrisie des cafards moralistes, dans celles de Stendhal dénonçant le « bégueulisme » de ces mêmes cafards. Le décadentisme a été le labarum de tous les « poètes maudits » par la tartuferie bourgeoise contre les « poètes vendus » à cette tartuferie. Il a été dans Bouilhet, flétrissant chez A. de Musset :

« … l’homme grec dont les strophes serviles
ont encensé Xerxès le soir des Thermopyles. »

Il a été dans Gérard de Nerval, dans Barbey d’Aurevilly, dans Villiers de l’Isle-Adam, dans tous ceux qui furent de véritables artistes, malgré des conceptions d’art différentes. Il a été dans Flaubert, définissant le bourgeois « celui qui pense bassement », faisant retentir les échos de sa véhémence contre le muflisme, troisième évolution de l’humanité après le paganisme et le christianisme, et contre la bassesse des boutiquiers des lettres qui faisaient de leur plume « un alambic à ordures pour gagner de l’argent ».

Le décadentisme a été dans le dégoût profond soulevé chez tous les esprits généreux par la carence révolutionnaire qui laissait établir par la bourgeoisie un état social aussi arbitraire et corrompu que celui de l’ancien régime. En 1848, il a participé aux barricades. Durant les trente années de digestion bourgeoise qui ont suivi l’écrasement de la Révolution dans toute l’Europe, il a été dans la propagation des idées et des œuvres des Stirner, Darwin, Buchner, Hoeckel, Herbert Spencer, Marx, Bakounine, Proudhon, Nietzsche, Wagner, Dostoïevski, Ibsen, Tolstoï, E. Reclus, Kropotkine, qui entretinrent l’esprit révolutionnaire dans la pensée universelle, et en renouvelèrent et transformèrent les conceptions. Il en est sorti cet état d’anarchisme individualiste, philosophique et artistique qui commença, après 1880, la période dite du Symbolisme, période féconde en manifestations audacieuses et originales, mais trop intellectuelle, trop spéciale, qui ne pénétra pas suffisamment la masse sociale et fut emportée dans la débâcle des consciences lors de l’affaire Dreyfus. C’est alors que sévit le décadentisme pervers avec toutes les loufoqueries dont s’engoua un snobisme imbécile à l’instigation du muflisme déchaîné.

Dans le décadentisme, le « réprouvé » Baudelaire a apporté, non des « théories », mais, ce qui valait mieux, l’œuvre poétique la plus neuve, la plus riche de symboles, la plus émouvante par son humanité et la plus parfaitement belle par son art. Il a été l’esprit le plus ouvert, le plus compréhensif, le plus clairvoyant lorsque, presque seul, il a osé affronter « la Bêtise au front de taureau », déclarer la guerre à la sottise bourgeoise, à sa haine de l’intelligence, à sa xénophobie mesquine et sauvage. Sa critique d’art et de littérature a été la plus libre et la plus lucide contre tous les poncifs des écoles et les admirations serviles. Presque seul, il a défendu Wagner qu’on sifflait à Paris, en 1860, comme on avait sifflé Shakespeare et Shéridan en 1822, uniquement au nom de « l’honneur national » !… Il a soutenu Delacroix encore contesté par un public qui était, « relativement au génie, une horloge qui retarde ». Il a compris Daumier, alors que si peu le comprenaient, et il a vu en lui : « Un des hommes les plus importants, non seulement de la caricature, mais de l’art moderne. » Il a traduit Edgar Poe, autre « réprouvé » comme lui, déterminant un courant de curiosité de la pensée étran-

gère novatrice et indépendante des asservissements académiques. Baudelaire a été de toutes les écoles et il les a dépassées toutes. Il a été non seulement une voix nouvelle, mais aussi un monde nouveau par son étendue et sa complexité. Aussi, n’est-il pas un poète français, fût-ce Ronsard ou Hugo, dont l’œuvre ait, aujourd’hui, le rayonnement de la sienne dans le monde entier. Cela seul peut dispenser de répondre aux derniers cuistres qui crachent bourgeoisement sur lui et lui reprochent, à la suite de M. Lanson, son insensibilité et sa « volonté d’être malsain » !… Il est, comme a dit Paul Valéry, « au comble de la gloire ». Baudelaire, ironique et désespéré, implacable, est descendu dans la bassesse des âmes comme son Don Juan « vers l’onde souterraine ». Il a prospecté la charogne humaine qui ne lui pardonne pas de lui avoir arraché les oripeaux de ses sordides convenances et jeté sur ses vertueuses grimaces la plus profonde malédiction de la douleur humaine. Ce « maudit » a réhabilité Caïn, ce que ne fit jamais la bénignité infinie d’aucun « élu », en montrant dans l’ « abélisme » l’ange descendu au-dessous de la bête.

« Race de Caïn, au ciel monte
Et sur la terre jette Dieu ! »

a-t-il crié dans sa révolte.

Baudelaire a été à la fois classique et romantique, il a été l’inspirateur du Symbolisme qu’il a détourné de « l’art pour l’art », et il a été encore plus que cela. Nul mieux que lui n’a réalisé cette « haute poésie » que composent, d’après Maeterlinck, ces trois éléments principaux : « D’abord la beauté verbale, ensuite la contemplation et la peinture passionnées de ce qui existe réellement autour de nous et en nous-mêmes, c’est-à-dire la nature et nos sentiments, et enfin, enveloppant l’œuvre entière et créant son atmosphère propre, l’idée que le poète se fait de l’inconnu dans lequel flottent les êtres et les choses qu’il évoque, du mystère qui les domine et les juge et qui préside à leurs destinées. »

En donnant au décadentisme sa plus exacte expression esthétique et éthique, Baudelaire a engendré le Symbolisme. Celui-ci a groupé, dans ce qu’on peut appeler son unité de pensée et d’action, les hommes les plus divers de caractère, de tempérament, de conceptions philosophiques et sociales et de talent, cela parce qu’il n’a pas été une formule conventionnelle propre à certains, mais qu’il les a tous incités à rechercher profondément, en eux et autour d’eux, l’âme de toute chose. Aussi, rencontre-t-on dans les pages de l’anthologie symboliste, athées et croyants, hérétiques et orthodoxes, aristocrates et démocrates, autoritaires et libertaires, individualistes et communistes, ascètes et épicuriens, mais tous cherchant l’homme dans sa conscience et son destin, la vie dans son mystère ou dans ses certitudes, l’âme dans ses contemplations ou ses prurits d’activité. Maeterlinck a exactement montré, dans un parallèle entre la Puissance des Ténèbres de Tolstoï, et les Revenants d’Ibsen, la complexité symboliste devant « l’angoisse de l’inintelligible », et l’intervention des « puissances supérieures » pesant sur l’impuissance humaine : action d’un Dieu, comme dans la pièce de Tolstoï, ou loi de l’hérédité, comme dans celle d’Ibsen. Du caractère aristocratique de la réaction décadentiste, le Symbolisme hérita un détachement complet de la foule, voire de la nature, pour ne voir que l’individu évoluant dans des « paysages d’âmes ». Huysmans faisait dire à son Des Esseintes : « À n’en pas douter, cette sempiternelle radoteuse (la nature) a maintenant usé la débonnaire admiration des vrais artistes, et le moment est venu où il s’agit de la remplacer, autant que faire se pourra, par l’artifice. » Le Symbolisme n’épousa pas cette formule exagérée et stérile, mais il fit rentrer l’individu en lui-même pour rechercher et exprimer ses attractions mystérieuses, et cela, sans vouloir « la gloire ni la moindre consécration, mais