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SYN
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conscience et perdra son poste, ou bien suivra son intérêt et alors, adieu l’anarchisme !

Le fonctionnaire est dans le mouvement ouvrier un danger qui n’est comparable qu’au parlementarisme : l’un et l’autre mènent à la corruption et de la corruption à la mort, il n’y a pas loin !


Et maintenant, passons à la grève générale. Pour moi, j’en accepte le principe, que je propage tant depuis des années. La grève générale m’a toujours paru un excellent moyen pour ouvrir la révolution sociale. Toutefois, gardons-nous bien de tomber dans l’illusion néfaste qu’avec la grève générale, l’insurrection armée devient une superfétation.

On prétend qu’en arrêtant brutalement la production, les ouvriers, en quelques jours, affameront la bourgeoisie, qui, crevant de faim, sera bien obligée de capituler. Je ne puis concevoir absurdité plus grande. Les premiers à crever de faim, en temps de grève générale, ce ne seraient pas les bourgeois qui disposent de tous les produits accumulés, mais les ouvriers qui n’ont que leur travail pour vivre.

La grève générale telle qu’on nous la décrit d’avance, est une pure utopie. Ou bien l’ouvrier, crevant de faim après trois jours de grève, rentrera à l’atelier, la tête basse, et nous compterons une défaite de plus. Ou bien il voudra s’emparer des produits de vive force. Qui trouvera-t-il devant lui pour l’en empêcher ? Des soldats, des gendarmes, sinon des bourgeois eux-mêmes et alors il faudra bien que la question se résolve à coups de fusils et de bombes. Ce sera l’insurrection, et la victoire restera au plus fort.

Préparons-nous donc à cette insurrection inévitable, au lieu de nous borner à préconiser la grève générale comme une panacée s’appliquant à tous les maux. Qu’on n’objecte pas que le gouvernement est armé jusqu’aux dents et sera toujours plus fort que les révoltés. À Barcelone, en 1902, la troupe n’était pas nombreuse. Mais on n’était pas préparé à la lutte armée et les ouvriers ne comprenant pas que le pouvoir politique était le véritable adversaire, envoyaient des délégués au gouverneur pour lui demander de faire céder les patrons.

D’ailleurs, la grève générale, même réduite à ce qu’elle est réellement, est encore une de ces armes à double tranchant qu’il ne faut employer qu’avec beaucoup de prudence. Le service des subsistances ne saurait admettre de suspension prolongée. Il faudra donc s’emparer par la force des moyens d’approvisionnement, et cela tout de suite, sans attendre que la grève se soit développée en insurrection.

Ce n’est donc pas tant à cesser le travail qu’il faut inviter les ouvriers ; c’est bien plutôt à le continuer pour leur propre compte. Faute de quoi, la grève générale se transformerait vite en famine générale, même si l’on avait été assez énergique pour s’emparer dès l’abord de tous les produits accumulés dans les magasins. Au fond, l’idée de grève générale a sa source dans une croyance entre toutes erronée : c’est la croyance qu’avec les produits accumulés par la bourgeoisie, l’humanité pourrait consommer sans produire, pendant je ne sais combien de mois ou d’années. Cette croyance a inspiré les auteurs de deux brochures de propagande publiées il y a une vingtaine d’années : Les Produits de la Terre et les Produits de l’Industrie, et ces brochures ont fait, à mon avis, plus de mal que de bien. La société actuelle n’est pas aussi riche qu’on le croit. Kropotkine a montré quelque part qu’à supposer un brusque arrêt de production, l’Angleterre n’aurait que pour un mois de vivres ; Londres n’en aurait que pour trois jours. Je sais bien qu’il y a le phénomène bien connu de surproduction. Mais toute surproduction a son correctif immédiat dans la crise qui ramène bientôt l’ordre dans l’industrie ; la surproduction n’est jamais que temporaire et relative.

Il faut maintenant conclure. Je déplorais jadis que les compagnons s’isolassent du mouvement ouvrier. Aujourd’hui je déplore que beaucoup d’entre nous, tombant dans l’excès contraire, se laissent absorber par ce même mouvement. Encore une fois, l’organisation ouvrière, la grève, la grève générale, l’action directe, le boycottage, le sabotage et l’insurrection armée elle-même, ce ne sont là que des moyens. L’anarchie est le but. La révolution anarchiste que nous voulons dépasse de beaucoup les intérêts d’une classe : elle se propose la libération complète de l’humanité actuellement asservie, au triple point de vue économique, politique et moral. Gardons-nous donc de tout moyen d’action unilatéral et simpliste ; le syndicalisme, moyen d’action excellent en raison des forces ouvrières qu’il met à notre disposition, ne peut pas être notre unique moyen. Encore moins doit-il nous faire perdre de vue le seul but qui vaille un effort : l’Anarchie. — E. Malatesta.


SYNESTHÉSIE — Ce mot est une création du Symbolisme. Antérieurement, la langue française possédait l’adjectif synesthétique, néologisme admis par Littré comme terme de physiologie applicable à un organe « qui éprouve une sensation simultanément avec un autre organe ». Les symbolistes ont appelé synesthésie la double sensation éprouvée pour une impression unique portant sur une région sensible définie. C’est l’explication que donne le Nouveau Larousse de la synesthésie en disant que ce mot désigne un « trouble dans la perception des sensations ». Nous croyons que, dans la synesthésie, il y a une faculté complémentaire de sentir plutôt qu’un trouble, et qu’elle est, comme l’a dit Victor Ségalen, symptôme de progrès plutôt que de dégénérescence. Tout cela est en marge du Dictionnaire de l’Académie Française qui ne connaît ni l’adjectif synesthétique, ni le substantif synesthésie.

La sensation unique éprouvée à la fois par les deux yeux ou les deux oreilles est synesthétique. Les sensations doubles, appelées aussi « sensations associées », éprouvées par une région sensible définie, celle de l’ouïe dans le cas de « l’audition colorée », sont des synesthésies. Mais, en fait, la double sensation de la synesthésie est un fait synesthétique, car elle affecte également deux organes. Dans « l’audition colorée », si l’impression porte directement sur la région sensible définie de l’ouïe, elle atteint indirectement, par communication intérieure, celle de la vue.

Bien que les bases scientifiques du phénomène synesthétique et de la synesthésie soient assez vagues, on les a observés depuis longtemps et ils ont souvent donné lieu à des essais de théories, surtout en art et en littérature. On a souvent comparé une belle ligne à de la musique et parlé de l’architecture et de la couleur musicales. Une œuvre d’art n’est parfaite que lorsqu’elle atteint tous les sens à la fois. L’admirable harmonie de l’art grec n’est faite que de synesthésies, c’est-à-dire d’associations des sensations produites par les rythmes divers des lignes, des formes, des couleurs, des pensées, de l’atmosphère dans laquelle cet art a été réalisé, et de l’accord parfait de tous ces éléments. Les effets sensoriels de l’art, en particulier de la musique, sont extrêmement variés et non moins complexes.

Les poètes védiques usaient des synesthésies. L’ésotérisme hébraïque donnait une couleur aux sons. La théorie de « l’audition colorée » a été souvent appliquée et l’on a imaginé en parallèle la « vision sonore ». Au XVIIIe siècle, un jésuite, le P. Castel, entreprit de construire un « clavecin oculaire » sur lequel les sons seraient représentés par des verres de couleurs, et qui permettrait aux sourds d’entendre la musique. On a eu, avec certains, comme Hoffmann, « l’olfaction sonore », et la lecture que permet aux aveugles l’invention de Braille peut être appelée de la « vision tactile ».

L’imprécision scientifique des synesthésies, qui sont