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moins symbolique que l’arrivée des Turcs en Europe, fut le premier voyage de circumnavigation du monde de 1519 à 1522, voyage qu’Élisée Reclus a appelé « l’événement capital de l’ère nouvelle, la date par excellence qui sépara les temps anciens de la période moderne ». Il fut alors démontré que la terre n’était pas plate, qu’elle n’était pas un radeau flottant sur la mer, mais qu’elle était ronde et que, malgré les décrets du pape, elle tournait autour du soleil. L’homme allait acquérir la connaissance scientifique du monde et de l’univers, il deviendrait véritablement la conscience de la nature, il se dépouillerait de son ignorance générale et des superstitions maléfiquement employées contre lui, il redeviendrait créateur de l’humain comme il l’avait été dans l’antiquité. Il se remettrait, avec la Renaissance, à sculpter sa propre statue. Il ne connaîtrait plus cette humilité qu’une scolastique perfide avait fait peser sur lui. La « volupté mystique » de la soumission, de l’anéantissement de l’être sous une volonté supérieure, ne serait plus qu’un cas pathologique et une façon de snobisme. L’homme ne se soumettrait plus que la rage au cœur, en gardant l’espérance tenace d’une liberté trop longtemps ignorée ou repoussée comme coupable. Bravant le bûcher de son ami Dolet, Rabelais écrirait audacieusement : « les dieux ont peur ! » dans une œuvre débordante de toute la vie, de toute la joie, de toute la foi humaine étouffées par douze siècles d’envoûtement de douleur, de désespérance. Il inaugurerait cet esprit moderne qui croirait, contre le moyen âge et pour l’épanouissement d’un optimisme infini sans lequel la vie ne mériterait pas d’être vécue « que l’homme est bon, que loin de mutiler sa nature, il faut la développer tout entière, le cœur, l’esprit, le corps. » (Michelet). Enfin, un Ulrich von Hutten, malgré les persécutions et les misères qui s’abattraient sur lui, saluerait la nouvelle aurore par ce cri : « O siècle, ô belles lettres ! il plaît de vivre quoiqu’il ne plaise pas encore de se reposer ! »

Mais tout cela était trop beau. En même temps que la science et la tolérance se répandaient de l’Orient sur l’Europe, la Bête médiévale, prenant un nouvel aspect, se redressait à l’autre confins, en Espagne et en Portugal pour la suprême résistance d’une inquisition exaspérée, arrivée au délire. Par l’exagération de son infamie, elle provoqua d’abord contre elle une réaction. En chassant les Juifs d’Espagne et du Portugal dans des conditions d’inhumanité inouïe, elle les fit se répandre en Italie et, en particulier, dans le Nord de l’Europe où ils apportèrent la plus active contribution aux idées préparatrices de la Réforme. Mais son règne n’était pas fini, la Bête, changeant de peau, allait prendre d’autres formes pour dominer, celles de la politique qui passerait avant la religion.

Le passage du moyen âge aux temps modernes n’en marqua pas moins l’effondrement de l’absolutisme religieux pesant sur les âmes. Il fut aussi dans un autre effondrement plus important parce qu’il eut des raisons et des conséquences économiques et techniques, plus que politiques et morales. Ce fut celui de la société féodale et de sa chevalerie bardée de fer que culbutèrent l’argent et le canon. La mystique médiévale, celle des moines et des chevaliers, ne fut plus que sujet de littérature, occupation d’enlumineurs de manuscrits, devant les préoccupations que des besoins différents apportèrent dans les relations humaines. Une nouvelle mystique, plus positive, fut en formation, celle de l’argent. Elle se masquerait fallacieusement de droit, le droit des gens, le droit des peuples. Elle prendrait des airs démocratiques pour mieux servir la plus fausse des aristocraties. « Les trois grandes choses modernes apparaissaient : bureaucratie, diplomatie et banque – l’usurier, le commis, l’espion ». a dit Michelet. Mais, a-t-il ajouté, ce n’était pas « franc et net ». La « détestable hypocrisie moderne » se montrait dans « l’effort

d’accorder l’ancien et le nouveau, de coudre et de saveter la rapacité financière de férocité fanatique ! » Ainsi se dissimuleraient, sous de nouvelles sophistications, les monstrueux appétits qui provoqueraient et conduiraient les guerres de religion, et, même après la Révolution française les brigandages coloniaux et les boucheries internationales qu’on appellerait « guerre du Droit et de la Civilisation ». Anatole France pourrait conclure : « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels !… »

Une distinction formelle entre le moyen âge et les temps modernes serait d’autant plus arbitraire qu’elle ne vaudrait que pour l’Occident. Si sa soumission au catholicisme romain fit pour lui du moyen âge, une époque de ténèbres et, pire encore si l’on en croit l’historien Vico, un retour à la barbarie des temps les plus anciens, la résistance de l’Orient à cette soumission valut, au contraire, à celui-ci, une magnifique époque de lumière et de progrès dans toutes les sciences et dans tous les arts. L’Orient fut alors le foyer où s’entretint la culture grecque antique bannie par le catholicisme romain. C’est grâce à lui que l’Occident put la retrouver, quand les deux mondes se rapprochèrent à partir du VIIe siècle, grâce aux invasions arabes qui rétablirent la communication. Les relations devinrent plus nombreuses et plus régulières par suite des nécessités économiques. Il en sortit la pré-renaissance, qui fut la belle période du moyen âge occidental d’après l’an mil et prépara la Renaissance initiatrice des temps modernes.

Moyen âge : ignorance, fanatisme, servitude, douleur, mort.

Temps modernes : science, tolérance, liberté, joie, vie.

Le moyen âge avait courbé le front de l’homme sous la voûte romane. Les temps modernes lui apprirent à regarder le ciel en relevant la tête pour voir la flèche gothique.

Voila ce qui, schématiquement et symboliquement oppose les deux époques ; mais on comprend que dans les faits elles sont beaucoup moins tranchées. Ces faits sont bien plus complexes : ils semblent appliqués à déjouer les combinaisons de des faiseurs de systèmes, des constructeurs de « blocs », aussi dépourvus d’observation que de psychologie. C’est ainsi que le monde occidental n’a jamais connu un aussi beau temps de liberté, de prospérité et d’épanouissement populaire que dans les XII- siècle et XIIIe siècle ; or, ces deux siècles sont casés dans le « bloc » du moyen âge, tout comme les précédents qui furent le temps de la servitude, de la misère et de la douleur les plus sombres. D’autre part, les temps modernes, tout en produisant Luther, Voltaire, la Révolution française, la République, l’imprimerie, la vapeur, l’électricité, l’aviation, la télégraphie avec et sans fil, etc., n’ont pas cessé de brûler ou de massacrer, de condamner et de proscrire les hérétiques, ceux de la Raison d’État après ceux de la Déraison divine, d’exciter le fanatisme des partis politiques après celui des partis religieux, et d’entretenir l’esclavage des hommes « libres » après celui des hommes appelés « serfs ». Mais, il y a quelque chose de changé dans le principe. La Raison d’État, la guerre, l’exploitation de l’homme sont considérés depuis les temps modernes comme des crimes, comme des hontes dont l’humanité doit se défaire ; elles ne sont plus vues comme des choses justes et parfaites qui doivent demeurer. L’homme du moyen âge ne savait pas et était impuissant contre son destin ; l’homme moderne sait, et la science lui a donné les moyens de changer son destin. S’il ne le fait pas, c’est qu’il ne le veut pas, c’est que sa science est sans conscience, comme l’était son ignorance. Les temps modernes ont fait la révolution politique ; ils n’ont pas fait la révolution morale, celle qui supprimera l’exploitation de l’homme par l’homme et sans