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nations, la faillite de leur mission pour ainsi dire historique, l’énorme accumulation de leurs crimes et de leurs violences les condamnent sans appel, imposent la destruction des formes actuelles de la société établies sur et pour l’État. Un changement aussi radical dans l’organisation traditionnelle constitue une révolution. Le prophète des temps nouveaux l’annonça prochaine, terrible, sans la souhaiter telle ni la maudire.

Dès 1893, il écrivait : « Est-ce que nous pouvons, nous, à la veille de la guerre sociale effrayante et meurtrière, auprès de laquelle, comme disent ceux qui la préparent, les horreurs de 93 seront des enfantillages, est-ce que nous pouvons parler du danger » (Le Salut est en vous, Perrin, pp. 273 et 368) hypothétique inventé par les gouvernants pour maintenir et augmenter leurs arguments ? « Il est douteux que n’importe quelle révolution puisse être plus funeste pour la grande masse du peuple que l’ordre, ou plutôt le désordre actuel, avec ses victimes habituelles du travail surhumain, de la misère, de l’ivrognerie, de la débauche, et avec toutes les horreurs de la guerre prochaine qui engloutira en une année plus de victimes que toutes les révolutions du siècle présent. » (Le Salut est en vous, Perrin, pp. 273 et 368).

Malgré sa conviction de la révolte nécessaire, malgré sa sympathie avouée pour les révolutionnaires, Tolstoï n’approuvait pas l’activité des partisans de la rébellion armée, blâmait leur méthode regardée par lui comme illogique, impuissante et nuisible. Le mal profond dont souffre l’humanité provient de la violence organisée, systématisée, gouvernementale. Il ne peut être combattu par une identique violence révolutionnaire. L’axiome marxiste, « la force accoucheuse des sociétés », s’applique à la marche historique des groupes sociaux jusqu’à ce jour et pendant l’ère ancienne et longue de la domination brutale, autocratique, constitutionnelle ou républicaine. Il est périmé, inadéquat, inopérant pour l’avènement d’une ère nouvelle et prochaine de délivrance individuelle, d’association volontaire, d’assistance fraternelle, d’organisation libertaire.

Sans aucun doute, une révolution politique n’apporterait aucun changement dans le régime d’oppression impitoyable. « Si les prédictions de Marx s’accomplissaient, il n’en résulterait qu’un déplacement du despotisme. Actuellement ce sont les capitalistes qui dominent, mais, alors viendrait le tour des ouvriers et de leurs représentants… Marx se trompe lorsqu’il suppose que les capitaux privés passeront au gouvernement, et que ce gouvernement, qui représentera le peuple, les passera aux ouvriers. Le gouvernement ne représente pas le peuple, il est composé la plupart du temps d’éléments qui diffèrent peu des capitalistes… Aussi le gouvernement n’abandonnera-t-il jamais les capitaux aux ouvriers. Que le gouvernement prétende représenter le peuple, c’est une fiction, une imposture. » (Journal intime des quinze dernières années de sa vie. Ed. Agence générale de librairie, pp. 277 et ss.) Les enseignements donnés par la révolution et l’État bolcheviste offrent à chacun la possibilité de décider qui, de Marx ou de Tolstoï avait raison.

Pas davantage, une révolution économique ne procurerait au prolétariat sa libération même par la suppression du patronat et du salariat. Les modes présents de la fabrication industrielle emprisonnent les ouvriers dans les usines, les rivent à la machine, les condamnent à la production intensive. Et cela continuerait après le triomphe de la « doctrine socialiste, qui considère la multiplication des besoins comme un indice de civilisation » (Conseils aux dirigés, Fasquelle, pp. 6, 11, 13). En décrétant bienfaisante la fameuse « loi de la division du travail », l’économie politique officielle et aussi la dissidente consacrent l’incapacité de l’homme à se suffire par son propre labeur, suppriment l’artisan, enchaînent les esclaves volontaires ou incons-

cients du même métier à la barre commune de la grande manufacture. Or, « seul l’affranchissement de la terre peut améliorer le sort des ouvriers… (Conseils aux dirigés, Casuelle, pp. 6, 11, 13) et la possibilité de vivre sur la terre, de s’en nourrir par son travail, a été et restera toujours une des principales conditions de la vie indépendante et heureuse. » (Idem) « L’affranchissement, le peuple russe ne peut l’atteindre que par l’abolition de la propriété foncière et par la reconnaissance de la terre comme bien national. » (Le Grand Crime, Fasquelle, pp. 44, 196).

Devant l’inanité du socialisme marxiste, il ne reste plus au chercheur affamé de vérité qu’à scruter la doctrine anarchiste pour en déterminer la valeur pratique.

En principe, Tolstoï se trouve en communauté d’idées avec Godwin, Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Tucker et Stirner : « Tous les anarchistes, comme on nomme les propagateurs de cette doctrine, s’accordent pour répondre à la première question : pour détruire réellement l’autorité, il ne faut point recourir à la force, mais reconnaître tout d’abord son caractère inutile et nocif. A la deuxième question : — comment pourrait-on organiser une société sans gouvernement ? — les anarchistes répondent diversement. » (Le Grand Crime, Fasquelle, pp. 44, 196). Les uns font appel à la raison, à un idéalisme supérieur ; croient, après la disparition de l’État établi par l’usurpation et maintenu par le mensonge, au triomphe de la vérité et des notions du bien commun, de la justice, du progrès. Les autres, nourris de conceptions matérialistes, laissent à l’intérêt individuel, délivré des contraintes extérieures, le soin de s’épanouir harmonieusement et de s’unir à d’autres suivant certaines affinités, pour fonder des groupements où le bonheur de tous serait fait du bonheur de chacun.

Tolstoï se croyait moins naïf et n’attribuait pas à des entités imaginaires le pouvoir de maintenir parmi les peuples la paix et la félicité sans l’intermédiaire d’une règle précise, inéluctable. « Tous les théoriciens anarchistes, hommes érudits et intelligents, depuis Bakounine et Proudhon jusqu’à Reclus, Max Stirner et Kropotkine, démontrent irréfutablement l’illogisme et la nocivité de l’État ; et cependant, dès qu’ils se mettent à parler de l’organisation sociale en dehors des lois humaines qu’ils nient, ils tombent dans le vague, la loquacité, l’éloquence, se lancent dans les conjectures les plus fantaisistes. Cela provient de ce que tous ces théoriciens anarchistes méconnaissent la loi divine commune à tous les hommes, puisqu’en dehors de la soumission à une seule et même loi, humaine ou divine, aucune société ne saurait exister. Il n’est possible de se libérer de la loi humaine que sous condition de la reconnaissance de la loi divine commune à tous. » (La Révolution russe, Fasquelle, 1907, pp. 89, 90).

Mais dans l’hypothèse où ce « Dieu » n’oserait pas une entité imaginaire dans le genre du « bien public », de la « justice », de « l’intérêt général », nous savons comment son apôtre lui refusait toute méchanceté ; lui déniait l’esprit de vengeance ; lui attribuait la suprême indulgence, qui interdit les jugements, les condamnations, les obligations, les sanctions et ne promulgue aucune loi, puisqu’une loi est par définition une violence. Par mégarde peut-être, en recréant Dieu à son image, Tolstoï le dépouilla de l’autorité, en fit un pur libertaire. Lui-même, à son corps défendant et à l’instar de Christ, de Bakounine, d’Élisée Reclus, de Kropotkine, fut un pauvre homme, un simple anarchiste.


Partisan de la révolte, convaincu de la nécessité et de l’imminence d’une révolution, comment Tolstoï remplit-il la mission pour laquelle il se sentait désigné ?

Tout d’abord par la propagande acharnée contre l’emploi de la force matérielle envers l’adversaire, la