qu’une théorie sera imaginée, c.’est encore par l’intermédiaire des sens que s’en effectuera la vérification. Nous voyons que la certitude est toujours d’origine expérimentale et que l’expérience s’effectuant nécessairement au présent constitue par la force des choses la seule réalité.
Mais avons-nous pénétré les secrets de la substance et du mouvement ? Pas le moins du monde !
Nous ignorons totalement ce qu’est la substance en elle-même et le mouvement en soi. Nous n’avons saisi que des modalités d’un monde microscopique, mais toujours sensoriel. Nous n’avons saisi que des relations.
Mais cela n’empêche que ces relations soient exactes et que notre représentation du fonctionnement des choses soit conforme à la réalité. Connaître la vérité c’est donc connaître une succession de réalités perçues dans l’espace et dans le temps. La vérité est une sorte de collection illimitée de faits présents. Enseigner une ou des vérités, c’est affirmer qu’une succession de faits à venir répéteront identiquement des réalités passées.
Il est pourtant des vérités, objectera-t-on, que l’expérience ne peut aucunement vérifier et qui ont cependant un caractère de certitude absolue. Par exemple la certitude de notre propre mort. Nous pouvons répondre que précisément cette vérité est une des plus riches collections de réalités que l’homme ait jamais expérimentées. Car nul n’a jamais connu d’homme immortel. La répétition à travers les siècles des mêmes phénomènes, sans aucune exception, crée en nous le caractère de la certitude absolue, sans qu’il soit nécessaire pour cela d’épuiser tous les cas, parce que précisément tous les cas possibles n’ont aucune chance d’échapper à la règle commune.
C’est donc l’identité des cas, des faits, des circonstances qui, par leur répétition, crée en nous la connaissance applicable aux faits à venir.
On peut encore ajouter qu’une vérité peut être déduite du passé, sans ressembler à ce passé et annoncer une réalité nouvelle. Cela est certain. L’imagination peut construire des concepts semblables aux modifications ultérieures et plus ou moins rapides du milieu ? C’est là une des plus remarquables caractéristiques de l’intelligence et spécialement du génie. C’est aussi la forme la plus intéressante du savoir, car la connaissance, qui ne s’applique qu’à des répétitions de faits identiques, ne constitue qu’une faible partie de l’activité intellectuelle des êtres pensants. Mais le monde étant en perpétuel changement, l’être ne se trouve jamais devant des situations absolument identiques. Il lui faut donc improviser des adaptations, inventer, prévoir le futur, jouer l’avenir pour ainsi dire et se préparer aux faits éventuels.
Dans mon étude sur la raison, j’ai décrit le mécanisme subtil de l’invention, produit des liaisons nerveuses, créées sous l’influence des centres affectifs. Nous savons que les émotions violentes sont anti-intellectuelles par le fait connu que l’influx nerveux libéré en excès, s’écoule violemment vers les mécanismes moteurs les plus faciles, déclenchant par les voies réflexes les plus anciennes et les plus immédiates des mouvements plus ou moins adaptés aux événements. La pensée est, au contraire, le produit d’un lent cheminement de l’influx nerveux se dispersant dans des voies multiples dont aucune n’est assez importante pour déclencher l’acte moteur.
Des réseaux peuvent alors fusionner, créant des liaisons nouvelles dont l’effet objectif se traduira par une modification plus ou moins avantageuse de l’être vis-à-vis des faits nouveaux.
C’est ainsi que la vengeance, acte émotif par excellence, peut faire place, chez l’homme de raison, à la compréhension de l’inutilité totale de cet acte, puisque sans effet rétrospectif sur les faits passés ; tandis qu’il trouvera peut-être les moyens efficaces pour modifier,
L’invention et l’imagination sont donc bien parmi les éléments essentiels du vrai savoir. Mais au cours des siècles, les hommes ont ainsi annoncé des milliers de vérités ; les prophètes, les devins, les messies de toutes les croyances ou de tous les partis, tout comme les vulgaires tireuses de cartes, ont proclamé des vérités plus ou moins pharamineuses. Seule l’impitoyable réalité, l’expérience, a réduit à néant ces affirmations erronées.
Cette manière d’envisager la connaissance n’est nullement pessimiste. Elle sépare le savoir véritable du faux savoir. Elle nous fait voir que le monde est en perpétuel mouvement ; que tout évolue et se transforme ; et que, parmi ces mouvements, il en est dont le rythme et la répétition se prêtent à la prévision. Ce qui constitue le savoir. Il en est d’autres dont les irrégularités s’opposent à toute classification définitive.
L’astronomie, la physique, la chimie, se prêtent en partie à nos prévisions et nous permettent d’établir des vérités.
La météorologie, la biologie, la psychologie, la sociologie s’y prêtent beaucoup moins bien, quoique la psychologie, purement objective et physiologique (méthode de Pavlov), ait fait d’énormes progrès.
C’est par la collaboration de tous les efforts humains, par la coordination de toutes les réalités et de toutes les vérités que le savoir se fondera progressivement, hors des inventions et des révélations des sorciers laïques et religieux.
Une dernière question se pose. Nous avons dit que le savoir était fait de répétitions, d’identités, d’invariabilités. Or, le monde étant en perpétuelle transformation, quelle peut être la valeur exacte de notre savoir vis-à-vis des lois naturelles ? Ne dit-on pas excellemment qu’il n’y a de science que du général. Quelles peuvent être les généralités permanentes dans un monde mouvant ?
Nous pouvons considérer l’univers comme une horloge colossale dont tous les rouages seraient étroitement solidaires les uns des autres. Si cette horloge possédait des cadrans et des aiguilles marquant depuis les millièmes de seconde jusqu’à des durées dépassant des milliards de siècles, nous considérerions les diverses rotations d’aiguilles comme autant de variations évidentes. Pourtant certaines aiguilles nous paraîtraient absolument immobiles, quelle que soit la durée de nos observations Nous appellerions alors vérités ces immobilités apparentes, bien que soumises à une lente évolution.
Il en est probablement ainsi des lois naturelles. Elles nous paraissent fixes actuellement et notre courte durée, adaptée à cette stabilité relative de notre univers, établit des lois et invente une certaine harmonie qui n’est, en fait, qu’un lent désordre qui dure indéfiniment plus que notre humanité, mais n’est, au regard de l’infinité du temps, qu’un éclair fugitif dans la profondeur de l’éternité.
En résumé, nous pouvons préciser les points suivants :
— La connaissance n’étant qu’une modification atomique de notre substance nerveuse par la substance objective dont elle ne diffère pas essentiellement, il s’ensuit que notre substance ne sachant rien d’elle-même ne peut pas savoir davantage quelque chose de l’autre. La substance ne sait rien d’elle-même.
— La conscience n’est donc pas à la base du savoir ; elle est un effet, une conséquence du heurt de notre sensibilité avec les phénomènes objectifs. La sensibilité est antérieure à la conscience.
— Nous appelons présent le moment précis de ce heurt et réalité l’ensemble des perceptions subies à ce moment-là.