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négociant au plus humble boutiquier. Ce vol organisé occupe une nuée d’acheteurs, de vendeurs, de réceptionnaires, de magasiniers, de livreurs, de manutentionnaires, de caissiers, de comptables, d’inspecteurs, de contrôleurs, de garçons de magasin, de placiers, de dépositaires, de représentants, de voyageurs, etc…

Je me garderais bien de prétendre que ces gens-là ne travaillent pas. Ils travaillent, au contraire, beaucoup, souvent autant et, parfois, plus que les travailleurs des champs et de l’usine ; mais il est certain qu’ils ne produisent rien d’utile et qu’ils ne dépensent leur activité que dans le but de recueillir quelque profit entre le prix d’achat payé au producteur et le prix de vente supporté par le consommateur.

Il convient d’ajouter à tout ce monde de la mercante celui des camelots, des individus qui vivent de trafic mal défini, sons oublier l’effort énorme de publicité que, par journaux, par affiches, catalogues, prospectus et cent autres moyens, comporte la concurrence et que nécessite le besoin de courir après la clientèle des acheteurs. N’oublions pas, enfin, de clore cette liste déjà fort longue d’individus qui incontestablement travaillent mais, incontestablement aussi, ne produisent rien, par la multitude des domestiques des deux sexes : valetaille, larbins, palefreniers, cochers, chauffeurs, valets et femmes de chambre, martres d’hôtel, cuisiniers, bonnes d’enfant et femmes de ménage ; sans compter (on les classe parmi les travailleurs de l’alimentation, mais ils font, en réalité, fonction de domestiques attachés à un établissement et à ses services et non à des particuliers) tous ceux et toutes celles qui constituent le personnel des hôtels, restaurants, bistrots, bars, auxquels il faut ajouter les cireurs de bottes, les commissionnaires, les crieurs de journaux, les porteurs, les ouvreurs de portières, les tenanciers des kiosques de journaux, des chalets de nécessité et des maisons de tolérance.

Est-ce tout ? — Non ; pas encore. Restent tous les gens de banque et de Bourse, tous ceux qui travaillent dans les compagnies d’assurances, tous ceux qui vivent des courses, cercles, casinos, tripots, spectacles sportifs, etc… Par la pensée, supputez le nombre prodigieux de tous ces individus de tous les âges et des deux sexes qui appartiennent à ce groupe de personnes qui travaillent sans donner naissance à un produit quelconque ; ça foisonne, ça pullule…

Troisième groupe. — C’est le groupe de ceux qui travaillent et produisent, mais des choses inutiles ou nocives : producteurs inutiles — non pas, certes, dans la société capitaliste et autoritaire d’aujourd’hui ; mais ils le seront dans la société communiste-libertaire de demain — ceux dont le travail a pour objet de produire quelque chose destinée à la sauvegarde de la propriété individuelle ou à la défense de l’autorité, par exemple : la construction des murs qui entourent les propriétés, l’élévation des haies et barrières qui séparent les parcelles de terre appartenant à des propriétaires différents et servent à distinguer le tien du mien ; la fabrication des coffres-forts, des serrures de sûreté, des meubles à compartiments et à tiroirs secrets, des coffrets destinés à préserver des voleurs les titres, bijoux et matières précieuses ; voilà pour la sauvegarde de la propriété privée. Producteurs inutiles — toujours dans la société communiste-libertaire issue de la véritable Révolution sociale — ceux qui travaillent à la construction, l’aménagement, l’ameublement et l’entretien des casernes, des gendarmeries, des prisons, des palais de justice, des préfectures, des églises, des banques, des compagnies d’assurances, des bourses des valeurs et du commerce, des caisses d’épargne, des monts de piété, etc. ; tous établissements que nécessitent le Capital et l’État et qui n’auront plus aucune raison d’être quand l’État et le

Capitalisme auront été balayés par la tourmente révolutionnaire.

Enfin, je classe dans le groupe des travailleurs affectés à des besognes nuisibles tous ceux — et ils sont, hélas ! nombreux — qui sont employés à des œuvres de destruction et de massacre, tous ceux qui, dans les manufactures d’armes, dans les poudrières, dans les arsenaux, dans les ateliers et chantiers de la marine de guerre, dans les usines métallurgiques, dans les forges et aciéries, dans les ateliers d’aviation, dans les manufactures et établissements publics ou privés, travaillent, directement ou indirectement pour la guerre, pour la destruction, c’est-à-dire pour le carnage et la mort, au lieu de travailler pour la Vie. Et je songe encore à ces hommes de science qui, dans leurs laboratoires, multiplient les expériences tendant à arracher à la nature le secret des combinaisons et procédés qui, plus sûrement et plus en grand, asphyxient, incendient, empoisonnent et assassinent.

Détournons nos regards de ce désordre inqualifiable, de ce gaspillage effréné d’intelligences et de forces, de ce labeur colossal mais insensé. Spectacle inimaginable de démence sur lequel s’arrête, avec admiration et orgueil, la classe qui se flatte de représenter la sagesse et la vertu et qui nous traite de fous et de malfaiteurs, nous qui voulons mettre de l’ordre dans ce désordre, de la raison et de la méthode dans cet effroyable chaos.

Oui, détournons nos regards de ce monde stupide et criminel et arrivons au quatrième et dernier groupe.

Quatrième groupe. — Celui-ci comprend tous ceux qui travaillent pour produire des choses utiles, nécessaires à la satisfaction des besoins de la population, tous ceux et toutes celles qui, à la ville et à la campagne, sur le sol et dans le sous-sol, à l’atelier, au chantier, à l’usine, à la fabrique, à la manufacture, se livrent au travail productif, tous ceux qui, intellectuels et manuels, hommes de science et d’art, techniciens, spécialistes, ouvriers qualifiés ou simples manœuvres, accomplissent la tâche quotidienne, qui, seule, permet à la population de se nourrir, de se loger, de se meubler, de se vêtir, de s’instruire, de se hausser jusqu’à l’amour du Beau, de vivre dans la Paix.

Il est malaisé d’évaluer de façon précise le nombre des travailleurs utiles qu’embrasse ce quatrième groupe. Cependant, défalcation faite des personnes qui entrent dans les trois premiers groupes et déduction faite des enfants, des vieillards, des malades, infirmes, accidentés, femmes en couche, etc…, qui ne sont pas en état de produire, on peut arrêter à huit millions environ pour la France qui compte 41 millions d’habitants, le nombre de ces producteurs réellement utiles. Au surplus, ce nombre est généralement admis par les économistes et sociologues qui ont étudié la question.

Huit millions seulement de travailleurs utiles sur une population de quarante millions, ce chiffre surprend : il y a, en réalité, si peu de personnes qui ne font positivement rien ! — C’est exact ; les paresseux cent pour cent, les fainéants intégraux ne forment qu’une petite, très petite minorité : tout au plus 5 %. Mais si, à cette faible proportion on ajoute la masse écrasante de ceux qui travaillent mais ne produisent rien et le nombre important de ceux qui travaillent et produisent, mais produisent des choses inutiles ou nuisibles, on cesse d’être surpris.

Nous avons vu, plus haut que, en France, la production correspond à peu près à la demande consommatrice. Nous savons, en outre, que cette production est l’œuvre de huit millions de producteurs utiles. Demandons-nous, à présent, quelle est la somme de travail fournie par ces producteurs et exprimons cet effort en heures de travail. J’engage le lecteur à calculer avec moi : ces 8 millions de producteurs utiles travaillent, en moyenne, en période normale, 8 heures par jour et 300 jours par an. Si je multiplie 8 millions par 8 heures,