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qui a « achevé » la Symphonie inachevée de Schubert !… Il y a les adaptateurs pour la T. S. F. et pour les « boites de conserves » à échappement « haut parleur » du cinéma appelé « sonore », et dont les noms, sur les affiches, écrasent ceux des compositeurs, leurs victimes !… Il y a les lieder d’H. Heine, traduits avec une telle inconscience qu’ils n’ont plus aucun rapport avec la musique de Schubert et de Schumann sur laquelle on les chante en français. Heine avait un tel dégoût de ces traductions qu’il se réjouissait quand un éditeur oubliait de mettre son nom à côté de celui de son traditore ! … Il y a sous le titre : Beaumarchais, opérette, une olla-podrida de toutes les œuvres de Rossini. Dans une autre opérette, la Maison des trois jeunes filles, ou Chanson d’amour, Schubert est ridiculisé comme amoureux sur des airs pris dans son œuvre !… Il y a les Castil-Blaze, « musiciens-vétérinaires », disait Berlioz, qui prétendent assurer par leurs tripatouillages le succès d’un Weber, et le taxent d’ingratitude parce qu’il a osé se plaindre de la déformation de ses opéras !… D’autres Castil-Blaze ont tripatouillé pour l’Opéra de Paris les ouvrages de Mozart, notamment Don Juan. Mozart n’était plus là pour protester. Ce n’est qu’en 1934 que le Don Juan original a été représenté à Paris. Il y a tous les tripatouilleurs de la virtuosité vocale et instrumentale, les ténors crevés, les rossignols efflanqués, les pétrisseurs du clavier, les acrobates de la chanterelle, les batteurs de mesures à contre-temps, qui prétendent nous « révéler » Beethoven, Mozart, Berlioz, Wagner, Debussy, et qui les révéleraient à eux-mêmes s’ils étaient encore vivants !… Fétis, Kreutzer (pas celui de la sonate), Habeneck, Costa, ont « corrigé » Beethoven qui, parait-il, ne savait pas écrire musicalement !… Il y a enfin les directeurs de théâtre, les impresarios, marchands de soupe dramatique et musicale, et les plus effrontés banquistes.

Berlioz fut aussi indigné que Flaubert contre les tripatouillages qu’il appelait une « monstrueuse immoralité ». Il disait aux tripatouilleurs : « Non, non… Vous n’avez pas le droit de toucher aux Beethoven et aux Shakespeare pour leur faire l’aumône de votre science et de votre goût… Un homme, quel qu’il soit, n’a pas le droit de forcer un autre homme, quel qu’il soit, d’abandonner sa propre physionomie pour en prendre une autre, de s’exprimer d’une façon qui n’est pas la sienne, de revêtir une forme qu’il n’a pas choisie, de devenir de son vivant un mannequin qu’une volonté étrangère fait mouvoir, et d’être galvanisé après sa mort… N’est-ce pas la ruine, l’entière destruction, la fin totale de l’art ? Et ne devons-nous pas, nous tous épris de sa gloire et jaloux des droits imprescriptibles de l’esprit humain, quand nous voyons leur porter atteinte, dénoncer le coupable ? » (Berlioz : Mémoires). Nous nous arrêterons là, sur ce jugement de Berlioz non moins motivé et non moins catégorique que celui de Flaubert, Malgré ce, pas plus que celle de Flaubert, son œuvre n’a été respectée par les « pignoufs » et les « musiciens-vétérinaires ». Sa Damnation de Faust a été deux fois tripatouillée, pour le théâtre et pour le cinéma !

En conclusion, le tripatouillage est-il une chose si grave que cela ? Certains pourront penser que cette question est bien secondaire, et aussi toutes celles qui concernent l’art, à côté des questions vitales et de l’angoissante réalité posées devant les hommes, les travailleurs prolétariens en particulier. Nous répondons ceci :

La question est primordiale et Berlioz l’a posée sur son véritable terrain lorsqu’il a parlé des « droits imprescriptibles de l’esprit humain ». Ce n’est pas seulement la liberté et le respect de l’art qui sont en cause, ce sont ceux de toute la pensée dont l’art est le plus beau fleuron parce qu’il est la manifestation la

plus élevée de toutes les espérances humaines. L’homme qui veut être libre doit avoir la préoccupation de la liberté et de la culture de son esprit autant que de son corps. Une liberté ne va pas sans l’autre. On ne peut échapper à la servitude du corps si on accepte celle de l’esprit ; on est incapable d’être un homme libre si l’on n’exige pas l’intégrale liberté de sa pensée autant que de ses bras. C’est pourquoi l’état social qui veut faire des esclaves s’occupe avant tout d’empêcher l’homme de penser d’autre façon que bassement, de l’avilir dans son esprit pour le dominer dans la matière. C’est pourquoi cet état social cherche à rompre la communication avec toute pensée supérieure en la méconnaissant, en la diminuant, en la tripatouillant pour la rendre sotte et ridicule, la discréditer, étouffer toute sa force d’expansion noble et généreuse auprès des foules qu’il veut dominer. Voyez tous les hommes dont l’existence n’a été qu’une longue lutte pour la libération humaine ; on a toujours tenté de les salir, de les atteindre dans leur vie intime pour les discréditer. Voyez tous les chefs-d’œuvre qui ont honoré l’esprit humain ; on a toujours cherché à diminuer leur portée par d’infâmes tripatouillages. Tout ce qui vient de l’autorité, toutes les sophistications dirigeantes, ne sont que des entreprises d’avilissement humain. Nous ne serons des êtres libres que lorsque nous saurons rejeter tout ce qui parodie et atteint l’esprit, lorsque nous repousserons à leur égoût originel tous les tripatouillages, toutes les exploitations qui font de nous des esclaves et des ilotes grimaçants dans le triple domaine : physique, intellectuel et moral. – Edouard Rothen.


TRÔLE n. f. (de l’allemand trollen, courir). Action d’un ouvrier qui va de magasin en magasin offrir de vendre un meuble qu’il a fabriqué (Larive et Fleury). Vente par l’ouvrier lui-même des meubles qu’il a fabriqués et qu’il offre aux marchands en boutique ou aux passants. Trôleur, ouvrier qui fait la trôle (Vagabond) (Larousse).

La trôle fut un fait spécial des ébénistes parisiens dans le faubourg Saint-Antoine. Les causes initiales furent, en général, les crises commerciales dans l’industrie du meuble, les arrêts de commandes chez les industriels qui ne travaillaient que sur plans et dessins, la mévente des fabricants d’articles courants qui avaient leurs magasins complets. Les patrons débauchaient leurs ouvriers ; les chômages quoique n’étant pas aussi longs que ceux de 1931-32-33, se renouvelaient périodiquement, surtout après les grandes expositions universelles et dans les intervalles qui suivaient les années de grande production. Les secours de chômage n’existaient pas, les ouvriers du faubourg ne voulaient pas mendier aux bureaux de bienfaisance. Malgré que le prix du travail était faible et les vivres moins chers qu’aujourd’hui, les économies étaient tôt épuisées, il fallait manger et faire subsister la famille. Alors, l’ouvrier ne voulant pas d’aumône, dans un coin de son logement ou chez un petit patron qui lui louait un établi, s’ingéniait à construire un meuble qu’il allait lui-même offrir chez les marchands en magasin ou au public : il devenait trôleur.

Une nouvelle forme d’exploitation dans le meuble s’est produite vers 1850 : celle des commissionnaires qui s’adressent aux petits fabricants, intermédiaires qui exigent de gros pourcentages ; connaissant leurs besoins quotidiens, leur manque d’avances financières, ils en profitent pour acheter à bas prix.

Un autre genre d’intermédiaires apparut sous le Second Empire, les porte-faix auvergnats comme les forts des halles, tenaient les coins des artères des rues de Charonne, d’Aligre, de Saint-Nicolas, de la Roquette ; ils allaient chez les petits artisans et se chargeaient de vendre leur travail soit aux commissionnaires, soit dans les magasins du faubourg et de Paris. Des maisons