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stratège de la grève générale prolétarienne néglige d’énumérer l’armement des ouvriers en face des mitrailleuses, des autos blindées et des lance-flammes des troupes du gouvernement. S’il suppose que l’armée se rangera aux côtés du prolétariat, il n’y aura plus de combats, et Napoléon Sorel doit renoncer à ses attaques foudroyantes.

Coutumier du paradoxe, il déclare ne pas conserver beaucoup d’illusions sur l’après-guerre civile. De même qu’il écrivait à propos de 1789-93 : « Que reste-t-il de la Révolution, quand on a supprimé l’épopée des guerres contre la coalition et celle des journées populaires ? Ce qui reste est peu ragoutant. » Il prophétise : « Qu’est-il demeuré de l’Empire ? Rien que l’époque de la Grande-Armée. Ce qui demeurera du mouvement socialiste actuel, ce sera l’épopée des grèves. » (Ibid., pages 140, 136.)

L’obsession martiale touche à la folie : « Il n’est donc pas exact du tout de dire que les incroyables victoires françaises sous la Révolution fussent alors dues à des baïonnettes intelligentes… — La guerre sociale en faisant appel à l’honneur qui se développe si naturellement dans toute armée organisée… » (Ibid, pages 374, 435.) Il serait cruel d’insister sur les aberrations syndicalistes d’une mentalité parfois si lucide.


Sorel mourut naguère sans avoir répondu d’une façon précise à la question posée par lui-même : comment le prolétariat. accomplira-t-il sa mission historique de successeur prédestiné du capitalisme ? Convaincu de l’efficacité de la grève générale prolétarienne, il se la représentait comme une grande bataille rangée entre les ouvriers et les bourgeois, se défendait et interdisait d’en donner un plan stratégique ou d’en développer les phases tactiques possibles. La période consécutive à la lutte acharnée ne l’intéressait. pas au point. d’examiner si les qualités belliqueuses des vainqueurs leur suffiraient pour organiser la production économique et intellectuelle, selon des modes sans précédent.

L’erreur initiale de la pensée sorellienne réside dans une conception puérile, fausse, banale, bourgeoise, de la révolution prolétarienne. Perdu dans une érudition historique vaste et chaotique, imprégné de ce pessimisme social, forme fruste et insidieuse du conservatisme traditionnel, isolé dans sa bibliothèque, éloigné de la vie matérielle et sentimentale des hommes, l’auteur des « Réflexions » croyait une transformation complète et la suppression des classes réalisables à coups de poings, à coups de sabre, à. coups de bombes, par la brutalité, le meurtre et les ruines. Il oublia que la violence est l’arme des faibles, des autocrates, des dictateurs, des parlementaires, minorités oppressives puissantes du seul aveuglement de la foule des esclaves dressée contre elle-même ; que la mansuétude est l’arme des forts, du peuple innombrable et producteur, plein de miséricorde pour une infime poignée de despotes dépouillés de leur prestige, démasqués dans leurs ruses, égalés dans leur savoir-faire ; qu’une rénovation véritable n’est pas un chambardement tumultueux et incohérent, mais une prise de possession sereine et méthodique par le travail, pour le travail. La lutte libératrice a lieu non dans la rue, mais dans les consciences, entre les conceptions mensongères, sanguinaires, obscures du passé et les espoirs sincères, doux et radieux du présent. La Révolution n’est pas une idée qui a trouvé des baïonnettes ; c’est une idée qui a brisé les baïonnettes.

Autoritaire, guerrier, césarien, Sorel ne se réclama jamais de l’idéal libertaire. Il sentait, s’il ne le savait, que la violence n’est pas anarchiste. — F. Elosu.

VIOLENCE ANARCHISTE (La). Et, maintenant, voici la réplique de Sébastien Faure à l’article précédent. de F. Elosu.

Je ne me propose pas de plaider pour Sorel. Je ne me ferai pas davantage le défenseur de la thèse Sorellienne avec laquelle, sur des points multiples et importants, je suis en désaccord.

De la longue et savante attaque dirigée par mon ami F. Elosu contre les « Réflexions sur la violence » et leur auteur, je ne veux retenir que les dernières lignes ; parce que, d’une part, j’ai l’impression que cette étude critique du Sorellisme a eu pour but, dans la pensée d’Elosu, la condamnation sans réserve de la violence, jusques et y compris la violence révolutionnaire, considérée par bon nombre comme une nécessité douloureuse mais inévitable ; parce que, d’autre part, c’est la conclusion de cette étude et cette conclusion seule qui vise directement et en plein l’Anarchisme.

Je reproduis ces dernières lignes : « Sorel oublia qu’une rénovation véritable n’est pas un chambardement tumultueux et incohérent, mais une prise de possession sereine et méthodique par le Travail, pour le Travail. — La lutte libératrice a lieu non dans la rue, mais dans les consciences, entre les conceptions mensongères, sanguinaires, obscures du passé et les espoirs sincères, doux et radieux du présent. — La Révolution n’est pas une idée qui a trouvé des baïonnettes. — Autoritaire, guerrier, césarien, Sorel ne se réclama jamais de l’idéal libertaire. Il sentait, s’il ne le savait, que la violence n’est pas anarchiste. »

Intentionnellement, j’ai séparé, à l’aide d’un trait, les quatre phrases ci-dessus, parce que j’ai l’intention de m’expliquer et d’insister sur chacune.

A. — « Une rénovation véritable n’est pas un chambardement tumultueux et incohérent, mais une prise de possession sereine pet méthodique par le Travail, pour le Travail. »

Je crains bien que, pour donner plus de force à sa pensée, Elosu n’ait ici outré à plaisir le contraste qu’il tend à établir entre le chambardement tumultueux et incohérent et la prise de possession sereine et méthodique par le Travail, pour le Travail. Je sais que pour produire son plein effet, il faut. que le contraste soit, dans sa forme, brutal, impressionnant, saisissant, total. Mais quand il s’agit d’un débat d’Idées, il importe que la forme ne soit que l’expression claire, exacte et sans boursouflure de la pensée.

Elosu a raison de prétendre qu’un chambardement tumultueux, incohérent, c’est-à-dire sans ordre et sans but, n’est pas une rénovation véritable. Mais il a tort d’opposer à cet hypothétique chambardement dépourvu de causes précises et de fins déterminées, une prise de possession qu’il imagine, tant il désire qu’elle soit telle, sereine et méthodique.

De quelles données part-il pour qualifier à l’avance d’incohérent et de tumultueux le chambardement que nous appelons plus communément la Révolution sociale ? Et de quoi s’autorise-t-il pour prévoir une prise de possession méthodique et sereine par le Travail, pour le Travail ?

La Révolution Sociale nous apparaît comme le point culminant et terminus d’une période plus ou moins longue d’éducation, d’organisation, d’agitation intérieure, d’effervescence extérieure, de préparation et d’entraînement à une action des masses ; nous ne saurions la concevoir autrement. Elle sera vraisemblablement précédée de chocs multiples et multiformes, provoqués par les circonstances ; elle s’inspirera des enseignements dont ces chocs de plus en plus conscients, sans cesse mieux organisés et toujours plus méthodiques lui fourniront les matériaux ; à la lueur de ces enseignements, le prolétariat acquerra une compréhension constamment plus juste, plus éclairée de la propagande à faire, de l’organisation à fortifier, des dispositions à prendre et de l’action à réaliser. En sorte que, lorsque les événements détermineront le choc suprême,