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personnalité profonde qu’il convient d’atteindre au bonheur. Ne voir dans le corps qu’une vile prison de l’âme, arracher du cœur toutes les fibres émotives, extirper le désir jusque dans ses racines, bien d’autres préceptes encore de la sagesse traditionnelle nous semblent absolument déraisonnables. Cette chirurgie morale ne serait admissible que s’il existait, chez l’homme, un principe mental distinct du corps. Or, un tel dualisme est une folie ; simple billevesée métaphysique, il est à ranger parmi les vieux contes, même si l’on se fait une conception très éthérée de la vie et de la matière. Ascètes ou mystiques de notre époque, fâcheusement trompés par des chimères du même genre, continuent d’imposer silence à leurs aspirations les plus normales. Et, quand leur organisme exténué ne réagit qu’avec peine, quand ils ont endormi leurs sens et vidé leur esprit, pour mieux s’imprégner d’effluves extraterrestres, ces détraqués proclament leur sort digne d’envie. Intoxiqués par les méditations dévotes, comme d’autres le sont par l’opium ou la cocaïne, ils connaissent une ivresse soi-disant divine qui aboutit souvent à de sérieux troubles mentaux.

Comme les théologiens, nombre de philosophes ont conseillé de mépriser la douleur physique et de subir passivement le joug qu’impose la société. Vaincre ses désirs, limiter ses souhaits vaudrait mieux que multiplier les découvertes scientifiques ou transformer lois et mœurs d’une contrée. Contre ces violences faites à la nature humaine, au nom d’une fausse sagesse ou d’une altière théologie, nous nous élevons résolument. Découvrir ses inclinations dominantes, prendre une claire conscience de ses virtualités bonnes ou mauvaises, pour mieux coordonner ses énergies mentales et permettre à sa vraie personnalité de s’épanouir harmonieusement, voilà ce que doit faire l’individu. « C’est de lui-même, non du milieu ambiant, ni d’un autre, qu’il voudra recevoir les principes directeurs de ses décisions. Loin d’être un simple reflet du monde environnant, un décalque fidèle des préceptes imposés par la famille et la collectivité, sa conscience repoussera toute maxime contraire à ses goûts personnels et aux conseils d’une raison éclairée. Rester nous-mêmes, ne point renoncer à nos meilleures aspirations par snobisme, crainte ou persuasion, nous développer sans faire tort à quiconque mais libre de toute contrainte, telle sera notre préoccupation fondamentale, si nous voulons que notre vie soit chose belle, heureuse, utile. Elle s’étiole, la plante privée d’espace et de grand air ; il n’acquiert qu’un développement incomplet, l’arbre constamment maintenu dans l’ombre glacée d’une cour étroite ; pour ne point végéter, l’individu a besoin, lui aussi, d’autonomie morale et d’indépendance. Les personnalités vigoureuses ne vivent jamais longtemps dans une atmosphère étouffante pour l’esprit et pour le sentiment ». (Aux Sources de la Douleur). À condition de respecter les droits d’autrui et de ne point dépasser les limites assignées par une raison et une science impartiales, chacun peut ériger ses désirs en normes suprêmes de son vouloir et de ses actes.

Mais la réalisation de l’idéal individuel est généralement le résultat d’un effort volontaire ; c’est la récompense d’un travail prolongé et persévérant. Toutes nos facultés mentales peuvent être l’objet de tares et de maladies, qui ne requièrent point, d’ordinaire, l’intervention de l’aliéniste, mais qui empoisonnent l’existence lorsqu’on néglige de les guérir. Une sensibilité excessive, une émotivité trop grande prédisposent certaines personnes à un véritable martyre moral. Jamais tranquilles, toujours inquiètes, elles réagissent sans mesure et vibrent avec une intensité inouïe, même devant des faits d’une importance minime. D’autres apportent presque en naissant ou du moins voient se développer très vite une passion qui devient effroyablement tyrannique. Pieuvre insatiable, cette dernière suce toute leur éner-

gie et ne laisse aucune force capable de lui faire contrepoids. Sans être victimes d’une passion unique, beaucoup sont atteints d’une incontinence de désirs, qui les empêche de jouir des résultats obtenus et leur fait toujours souhaiter autre chose que ce qu’ils possèdent déjà. Si agréable soit-il, le présent ne peut les satisfaire ; ils ont besoin d’espoirs nouveaux et vivent surtout dans l’avenir. Erreurs de jugement, fausses déductions troublent aussi l’existence. Combien sont malheureux parce qu’ils voient hommes et choses à travers le prisme déformant de leurs préjugés. Une déplorable myopie mentale ou une presbytie non moins fâcheuse affligent des cerveaux par ailleurs bien équilibrés. Besoin de dénigrer, de contredire, manie des constructions idéologiques, des raisonnements à perte de vue, des généralisations abusives, horreur ou recherche excessive de l’originalité obnubilent parfois complètement l’intelligence. L’imagination, cette éternelle vagabonde, oriente maints esprits vers le gouffre d’une passivité stupide, de la désespérance ou de la folie. Merveilleusement utile lorsqu’on la discipline, elle entraîne à sa perte l’imprudent qui la suit sans parvenir à la maîtriser. Quant aux habitudes acquises, aux instincts héréditaires, chaînes souvent plus solides que celles du forçat, ils retiennent captive la volonté désireuse d’adopter un comportement nouveau. Pour obtenir de l’existence toutes les joies qu’elle procure, pour vivre intensément et harmonieusement, il faut veiller sur la santé de notre esprit comme sur celle de notre corps.

Ne négliger aucun bien, ne mépriser aucun plaisir, sans être esclave de rien, ni de personne, sans oublier non plus qu’il est toujours utile de consulter la raison, voilà le secret des vies fécondes et heureuses. — L. Barbedette.


VOL Le droit de posséder est un droit naturel. Il fut tout d’abord commun. Par la suite des temps, il s’individualisa. Il fut commun dans les sociétés primitives ; chez les sauvages, il l’est encore.

Il a des bases légitimes, car il est corrélatif des besoins imposés par la nature :

Il faut manger ;

Il faut se reproduire ;

Il faut jouir, autrement dit lutter contre le Mal dont la jouissance est l’antinomie.

Nécessité fait loi, d’où suit que le primitif a le droit de puiser dans l’ambiance ce qui lui est de première nécessité. Tout attentat à ce droit naturel est une spoliation, un vol. Le sentiment commun de la défense a créé la propriété commune des armes, des habitations, des aliments. Même communisme chez certaines colonies animales.

C’est l’esprit commercial, fonction de l’égoïsme et de l’ambition, qui, détruisant ce communisme anonyme, a créé le besoin individuel de posséder.

Considérons l’individu dans l’état de société. Il a, par définition, les mêmes droits que dans l’état de nature ou de communauté. Ses besoins normaux sont les mêmes, les mêmes aussi de jouir. Le superflu devient parfois le nécessaire. Pour satisfaire ses besoins, l’Homme a le droit de posséder. C’est la consécration du principe de propriété.

Corollairement, le principe de propriété exige le droit d’acquérir. Pour posséder, il faut acquérir.

Dans la nature, on prend, tout simplement. La plante puise sans compter, sans discuter, là où elle peut, l’eau qu’elle boit, l’air et les calories. L’animal fait de même. On le taxe de voleur, comme la pie, quand il prend avec malice ou habileté et collectionne par précaution et prévoyance. Dans la société organisée, on ne prend pas, on trafique, on échange.

Le trafic est une nécessité parce que, dans la société organisée, tout individu ayant assuré son droit de propriété, possède légitimement. Le soi-disant progrès