Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.2.djvu/383

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
VOL
2881

C’est ici que, plus que partout ailleurs, il est urgent de faire une balance. Et la justice distributive dont nous jouissons en est-elle capable ? C’est douteux, car les répressions dont on use sont encore profondément imprégnées du droit de la force ; les textes sont sans pitié, et la place à l’arbitraire reste énorme, du moment qu’il convient de faire intervenir l’Homme-Juge, imprégné lui-même des droits imprescriptibles d’une société marâtre qu’il est tenu de servir à moins de se démettre et de passer sa lourde tâche à un autre.

Le voleur qui se présente devant un juge est un monde ; aussi bien le miséreux qui vole un pain que le banquier millionnaire qui emporte la caisse. Où est le juge qui passera au crible la vie entière du vaincu qu’il a devant lui pour équilibrer ce qui ressortit au droit naturel dans l’acte incriminé et ce qui est d’ordre vraiment blâmable. Où est surtout le juge qui osera mettre en balance la part de responsabilité qui incombe au milieu et finalement fera juste poids ? Il semble que nous touchions à l’utopie en une matière pourtant si simple.

En tout état de cause, le seul élément à retenir en matière de délit sur le terrain de la propriété est d’ordre purement équitable et se traduit en ces mots : tout dommage causé, sciemment ou non, vaut réparation. Mais, là encore, intervient la balance, et la réparation s’inspirera tout autant des possibilités matérielles du coupable que des responsabilités du milieu. Nous n’en sommes pas encore à cet équilibre et la justice sociale criera encore longtemps : Haro sur le baudet !


Plus intéressante en ces pages est peut-être l’étude psychologique de l’acte de voler, dont je voudrais sommairement décrire l’histoire naturelle. Elle expliquera bien des problèmes.

Psychologiquement, le geste de prendre, l’expression de l’intention de prendre, répond à toute une série de déterminismes dont le facteur tout à fait initial est l’instinct d’acquisivité. J’ai dit assez que cet instinct est universel et pourquoi il existe. Pour en bien comprendre la genèse et le mécanisme, il faut l’envisager dans sa plus grande simplicité. Tel le geste du dément, du paralytique général qui, passant devant un étalage, y plonge la main au vu de tout le monde et empoche le premier objet venu. C’est du pur automatisme ; cela ne répond même pas à un besoin élémentaire, hormis celui de répondre à une attraction, probablement sensasorielle. On rapporte et on ramène tout à soi. Jugez-en. par le geste du bambin, à peine sorti des limbes, qui ramasse d’un geste circulaire tout ce qui se présente et, par surcroît, le porte à sa bouche comme pour indiquer que le geste mécanique de prendre est au service du tube digestif, avant tout autre but.

L’enfant continue du reste à voler. Pas de plus fréquent acquisiteur que l’enfant et son délit inconscient, qui se poursuivra machinalement dans la première et la seconde enfance, sauf redressement, l’amènera devant le tribunal. Le vol est, neuf fois sur dix, le délit qui amène l’enfant devant la juridiction compétente.

Le délit ne va pas plus loin dans sa simplicité automatique, chez l’enfant accessible à l’éducation. Il n’est que le prélude du vol tardif de l’adulte chez un grand nombre. Il n’y a pas d’exception que l’on ne rencontre pas le vol infantile dans les antécédents des voleurs adultes.

L’enfant vole naturellement ; les acquisitions sociales, l’exemple seuls enseignent que voler est défendu. On cesse d’ailleurs de le faire avant d’avoir compris. Malgré cela, les larcins, les chapardages sont légion, et l’on professe, en général, une indulgence à leur égard.

Mais, partant de cette forme simple, le vol s’élève bien vite à des complexités, plus ou moins motivées, jusqu’aux cas où, s’accomplissant sans motif, il est

d’ordre pathologique. Nous allons suivre plus loin cette progression.

Les déterminismes sont variés à l’infini : c’est l’intérêt, l’ambition, l’orgueil, la superjouissance, la démoralisation de l’ambiance, le moindre effort, l’agio, la Bourse. C’est la faillite du travail, c’est la faillite de la dignité et de l’auto-respect ; c’est celle du devoir aussi chez les dirigeants qui volent eux-mêmes et laissent faire ; c’est le scandale universel des grosses fortunes des corsaires qui suscitent l’envie ; c’est un mirage où les alouettes pauvres se laissent prendre.

Quoi qu’il en soit, entre le simple vol, geste circulaire de la main guidée par l’inconnu, et le vol complexe, s’échelonnent toujours les mêmes étapes.

Deux gestes antagonistes sont normaux chez l’homme : le mouvement centripète du bras et le mouvement centrifuge, le geste attracteur et le geste distributeur. L’attitude de la main lui correspond : la main fermée, la main ouverte.

On donne la main ouverte en esquissant un geste de soi vers autrui ; on garde, on accapare en fermant la main et en traçant le geste qui ramène vers soi. Tel est le symbolisme psycho-physiologique de l’égoïsme et de l’altruisme.

Cette mécanique, qui dénonce l’instinct de propriété, est inscrite dans notre subconscience et trahit une longue file de transmissions héréditaires.

La première base objective de l’acquisivité est donc d’ordre attractif. C’est l’obsession de l’objet aperçu, séducteur et, par suite, désiré. On connaît, en psychiatrie, ce qu’on appelle le délire du toucher, obsession irrésistible qui porte à s’emparer de tel ou tel objet ou de toucher tel ou tel objet sans autre but que de toucher.

A l’attraction fascinatrice que l’on retrouvera chez certains voleurs morbides, succède le geste erratique, centripète, d’accaparement, geste ou, mieux, succession de gestes concentriques que je compare volontiers au vol de l’aigle traçant des cercles dans l’espace jusqu’à ce qu’il « touche » la proie de ses désirs.

Ce geste erratique, on le connaît chez le simple fureteur ; il est dans les habitudes de chacun de nous, dès que nous aimons à fouiller de-ça de-là, dans une collection, un tiroir, une bibliothèque.

Un temps de plus, le furetage amène le besoin, le plaisir, la manie de palper (artomanie). On saisit l’objet machinalement, on aime à le retourner en tous sens, il semble qu’on y éprouve une jouissance, une sensation d’agrément. Suivez bien le geste de l’artomane. Il ne se conclut pas toujours ni longtemps par la remise en place de l’objet touché : le cercle s’étrécit de plus en plus et vous voyez le palpeur empocher automatiquement, par distraction ou légèreté, sans intention bien précise. Nombre de voleurs occasionnels, demi-morbides, ne seront que des palpeurs. Il faut l’avoir observé cent fois chez les gens normaux pour comprendre qu’il peut être sur le chemin du vol proprement dit, pour peu qu’un témoin intéressé l’observe et le signale.

Mais puisque nous sommes sur un terrain de psychologie pratique féconde en conséquences, allons plus loin et pénétrons nettement dans le domaine de la maladie.

Le geste de palper, d’empocher, d’assembler des objets plus ou moins utiles et disparates, nous le retrouvons chez les collectionneurs morbides : amasseurs, ramasseurs pour le plaisir unique de collecter, entasser au grenier des centaines d’objets semblables, sans nécessité, satisfait seulement du geste accompli. Que d’avares qualifiés ne sont que des collectionnistes (sylle-gomanie).

Du même acabit sont les amasseurs qui achètent pour collecter des objets sans intérêt, et ne peuvent y résister (oniomanie).