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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.2.djvu/46

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SEI
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En notre profonde conscience, l’agression allemande était une menace — mise à exécution — non seulement contre nos espoirs d’émancipation, mais contre toute l’évolution humaine. C’est pourquoi nous, anarchistes, nous antimilitaristes, nous, ennemis de la guerre, nous, partisans passionnés de la paix et de la fraternité des peuples, nous nous sommes rangés du côté de la résistance et nous n’avons pas cru devoir séparer notre sort de celui du reste de la population. Nous ne croyons pas nécessaire d’insister que nous aurions préféré voir cette population prendre, en ses propres mains, le soin de sa défense. Ceci ayant été impossible, il n’y avait qu’à subir ce qui ne pouvait être changé. Et, avec ceux qui luttent, nous estimons que, à moins que la population allemande, revenant à de plus saines notions de la justice et du droit, renonce enfin à servir plus longtemps d’instrument aux projets de domination politique pangermaniste, il ne peut être question de paix. Sans doute, malgré la guerre, malgré les meurtres, nous n’oublions pas que nous sommes internationalistes, que nous voulons l’union des peuples, la disparition des frontières. Et c’est parce que nous voulons la réconciliation des peuples, y compris le peuple allemand, que nous pensons qu’il faut résister à un agresseur qui représente l’anéantissement de tous nos espoirs d’affranchissement.

Parler de paix tant que le parti qui, pendant quarante-cinq ans, a fait de l’Europe un vaste camp retranché, est à même de dicter ses conditions, serait l’erreur la plus désastreuse que l’on puisse commettre. Résister et faire échouer ses plans, c’est préparer la voie à la population allemande restée saine et lui donner les moyens de se débarrasser de ce parti. Que nos camarades allemands comprennent que c’est la seule issue avantageuse aux deux côtés et nous sommes prêts à collaborer avec eux. »

28 février 1916.

Pressés par les événements de publier cette déclaration, lorsqu’elle fut communiquée à la presse française et étrangère, quinze camarades seulement, dont les noms suivent, en avaient approuvé le texte :

Christian Cornelissen, Henri Fuss, Jean Grave, Jacques Guérin, Pierre Kropotkine, A. Laisant, F. Le Lève (Lorient), Charles Malato, Jules Moineau (Liège), Ant. Orfila (Husseindey, Algérie), M. Pierrot, Paul Reclus, Richard (Algérie), Ichikawa (Japon), W. Tcherkesoff.

Dès le mois d’avril 1916, afin de contrecarrer l’impression que venait de produire cette déclaration dans les milieux d’avant-garde et pour se situer vis-à-vis de ceux qui venaient d’adhérer à la Guerre du Droit en signant la déclaration dite des Seize, des militants réfugiés à Londres publièrent une protestation intitulée : « Déclaration anarchiste » et signée par le Groupe International Anarchiste, désavouant les Seize.

Cette déclaration était la suivante :

« Voici bientôt deux ans que s’est abattu sur l’Europe le plus terrible fléau qu’ait enregistré l’histoire, sans qu’aucune action efficace soit venue entraver sa marche. Oublieux des déclarations de naguère, la plupart des chefs des partis les plus avancés, y compris la plupart-des dirigeants des organisations ouvrières — les uns par lâcheté, les autres par manque de conviction, d’autres encore par intérêt — se sont laissé absorber par la propagande patriotique, militariste et guerriste, qui, dans chaque nation belligérante, s’est développée avec une intensité que suffisent à expliquer la situation et la nature de la période que nous traversons. Quant au peuple, dans sa grande masse, dont la mentalité est faite par l’école, l’église, le régiment, la presse, c’est-à-dire ignorant et crédule, dépourvu d’initiative, dressé à l’obéissance et résigné à subir la

volonté des maîtres qu’il se donne, depuis celle du législateur, jusqu’à celle du secrétaire de syndicat, il a, sous la poussée des bergers d’en haut et d’en bas réconciliés dans la plus sinistre des besognes, marché sans rébellion à l’abattoir, entraînant, par la force de son inertie même les meilleurs parmi lui, qui n’évitaient la mort au poteau d’exécution qu’en risquant la mort sur le champ de carnage.

Toutefois, dès les premiers jours, dès avant la déclaration de guerre même, les anarchistes de tous les pays, belligérants ou neutres, sauf quelques rares exceptions, en nombre si infime, qu’on pouvait les considérer comme négligeables, prenaient nettement parti contre la guerre. Dès le début, certains des nôtres, héros et martyrs qu’on connaîtra plus tard, ont choisi d’être fusillés, plutôt que de participer à la tuerie ; d’autres expient dans les geôles impérialistes ou républicaines, le crime d’avoir protesté et tenté d’éveiller l’esprit du peuple.

Avant la fin de l’année 1914, les anarchistes lançaient un manifeste qui avait recueilli l’adhésion de camarades du monde entier, et que reproduisirent nos organes dans les pays où ils existaient encore. Ce manifeste montrait que la responsabilité de l’actuelle tragédie incombait à tous les gouvernants sans exception, et aux grands capitalistes, dont ils sont les mandataires, et que l’organisation capitaliste et la base autoritaire de la société sont les causes déterminantes de toute guerre. Et il venait dissiper l’équivoque créé par l’attitude de ces quelques « anarchistes guerristes », plus bruyants que nombreux, d’autant plus bruyants que, servant la cause du plus fort, leur ennemi d’hier, notre ennemi de toujours, l’État, il leur était permis, à, eux seuls, de s’exprimer ouvertement, librement.

Des mois passèrent, une année et demie s’écoula et ces renégats continuaient paisiblement, loin des tranchées, à exciter au meurtre stupide, et répugnant, lorsque, le mois dernier, un mouvement en faveur de la paix commençant à se préciser, les plus notoires d’entre eux, jugèrent devoir accomplir un acte retentissant, à la fois dans le dessein de contrecarrer cette tendance à imposer aux gouvernants la cessation des hostilités, et pour que l’on pût croire, et faire croire, que les anarchistes s’étaient ralliés à l’idée et au fait de la guerre.

Nous voulons parler de cette Déclaration publiée à Paris, dans La Bataille du 14 mars, signée de Christian Cornelissen, Henri Fuss, Jean Grave, Jacques Guérin, Hussein Bey, Pierre Kropotkine, A. Laisant, F. Le Levé, Charles Malato, Jules Moineaux, Ant. Orfila, M. Pierrot, Paul Reclus, Richard, S. Shikawa, W. Tcherkesoff, et à laquelle a applaudi, naturellement, la presse réactionnaire.

Il nous serait facile d’ironiser à propos de ces camarades d’hier, voire de nous indigner du rôle joué par eux, que l’âge, ou leur situation particulière, ou encore leur résidence, met à l’abri du fléau, et qui, cependant, avec une inconscience ou une cruauté que même certains conservateurs de l’ordre social actuel n’ont pas, osent écrire, alors que de tous côtés se sent la lassitude et pointe l’aspiration vers la paix, osent écrire, disons-nous, que « parler de paix à l’heure présente, serait l’erreur la plus désastreuse que l’on puisse commettre » et qui tranchent : « Avec ceux qui luttent, nous estimons qu’il ne peut être question de paix ». Or, nous savons, et ils n’ignorent pas non plus, ce que pensent « ceux qui luttent ». Nous savons ce que désirent « ceux qui vont mourir » pour mieux dire ; tout en ne nous dissimulant pas que les causes qui engendrent leur faiblesse, les entraîneront peut-être à mourir sans qu’ils aient tenté le geste qui les sauverait. Nous, nous laissons ces camarades d’hier à leurs nouvelles amours.

Mais, ce que nous voulons, ce à quoi nous tenons essentiellement, c’est protester contre la tentative qu’ils