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comme les forçats, comme les noirs et les jaunes conquis par la « civilisation ». Côté du Beau, c’est l’abrutissement systématique, méthodiquement poursuivi, par tous les moyens qui « empêchent de penser », qui emportent la vie dans le tourbillon de la vitesse, du bruit, des éclairages violents, des intoxications, qui transportent dans les « paradis artificiels » ; c’est le débordement de folie sanglante, de mégalomanie grotesque, de saleté physique et morale, de muflisme en un mot qui constitue la vie actuelle.

Dans le dénaturement des sens physiques soumis à ce régime permanent de surexcitation et de désagrégation, que peut devenir le sens esthétique qui est en quelque sorte le produit, la synthèse à la fois spontanée et réfléchie de leurs sensations ? Il n’est, pour en juger, qu’à voir la laideur, l’inintelligence, l’inconscience des formes de la vie sociale et des milieux où elles se manifestent pour la plupart des hommes ; il n’est qu’à voir surtout les spectacles (voir ce mot) où ils se plaisent et où ils vont puiser leurs sensations esthétiques. Ces spectacles sont caractéristiques de la place prise dans la société par la brute civilisée mille fois plus obtuse, perverse et dangereuse que celle des cavernes. Les raffinements de sa perversion ont fait du monde entier un immense domaine du docteur Goudron et du professeur Plume.

De même que les excès imposés aux sens physiques finissent par annihiler en eux toutes sensations, le barattage grossier des facultés de l’esprit et du cœur finissent par détruire en eux toute intelligence et toute émotion quelque peu nuancée, délicate. Leur sensibilité subit le sort de la vue chez celui qui ne travaille qu’à la lumière artificielle, de l’ouïe chez le chaudronnier qui frappe sans cesse sur le métal, du toucher que les callus font perdre aux mains des terrassiers, de l’odorat pour les travailleurs des égouts, du goût pour les intoxiqués du tabac, de l’alcool et les amateurs de viandes faisandées. Quelle espèce de sens du beau et de l’art peut avoir, par exemple, une foule de deux ou trois mille personnes assistant à un concert de musique de chambre, dans une salle immense où aucun véritable silence n’est possible ? Alors que cette musique est toute de précision, de nuances, d’échos intimes, de profondeur qui demande un repliement de l’âme sur elle-même, un recueillement qui prolonge la sensation et l’émotion quelques minutes au moins après que les dernières notes se sont éteintes : on voit cette foule éclater en bravos bruyants avant même les dernières notes, trépigner, hurler comme si elle venait d’assister à l’écroulement d’un « poids lourd » ou à l’étripement d’un cheval de « corrida » ! Et que penser, aussi, du sens et de la conscience artistiques des virtuoses — des Cortot, des Thibaud — qui livrent ainsi aux bêtes Mozart, Beethoven, Chopin ou Debussy ?

Au défaut de sens esthétique individuel correspond celui du sens esthétique collectif dans les villes livrées à toutes les hideurs utilitaires et industrielles imaginées par le muflisme des tripoteurs d’affaires. La chanson du travail s’est tue dans les rues des villes ; elle est morte avec le petit artisan et elle est interdite à l’ouvrier rationalisé et taylorisé. Une morne indifférence marque l’ataxie esthétique des foules devant les modes grotesques dont on les affuble, devant les odieux navets qui sont une injure à leurs morts de la guerre qu’elles ont voulu honorer, devant les criminelles entreprises des « topazes » qui font abattre des arbres centenaires, dernière beauté des boulevards, pour faire de la place à des tables de bars, ou qui détruisent des beautés naturelles uniques, menacent des populations entières d’empoisonnement, pour les profits scandaleux d’entrepreneurs de carrières et de fabricants de ciment (Calanques et terroir de Cassis).

Il est d’une nécessité impérieuse pour tous les tra-

vailleurs, pour tous ceux qui veulent vivre une autre vie que celle d’un ilote abruti, de retrouver et de cultiver en eux le véritable sens esthétique, celui qui ne sépare pas le Bien et le Beau, l’éthique sociale qui est la justice dispensatrice du bien de tous, de l’esthétique individuelle et collective qui est la beauté et la joie à l’esprit et au cœur de tous. — Edouard Rothen.


SENSATION n. f. Élément fondamental de la connaissance, la sensation est l’état psychologique immédiat que provoque l’excitation d’un ou de plusieurs nerfs sensitifs. Plaisirs de l’odorat ou du goût, douleur d’une brûlure sont appelés sensations tout comme les impressions tactiles, les couleurs, les sons : car ce terme s’applique indifféremment à des états affectifs ou à des états représentatifs. En fait, point de connaissance, même d’ordre spéculatif, qui ne s’accompagne d’une tonalité affective, parfois très minime il est vrai. Mais c’est exclusivement le caractère représentatif de la sensation que nous étudierons ici.

Dans les rangs inférieurs du monde organisé, chez les amibes par exemple, le protoplasma se présente sous une forme indifférenciée et les diverses fonctions biologiques paraissent s’exécuter au moyen d’une partie quelconque de cette substance uniforme : indifférence structurale et indifférence fonctionnelle sont intimement liées l’une à l’autre. Par contre, si nous négligeons les transitions pour arriver aux animaux supérieurs et à l’homme, nous constatons que la spécialisation des éléments anatomiques s’accompagne d’une division parallèle du travail physiologique. Grâce à une différenciation très accentuée du système nerveux, phénomènes de sensibilité et de motilité acquièrent une très haute importance. Le rôle de ce système est grand dans la vie organique, puisqu’il règle les mouvements des poumons, du cœur et de l’appareil circulatoire, les sécrétions, les mouvements de l’appareil digestif et ceux qui commandent les diverses excrétions. D’autre part, c’est lui qui permet au vivant d’entretenir d’étroites relations avec le milieu extérieur, d’en ressentir les multiples influences et d’y répondre d’une façon appropriée. Mais, alors que les nerfs affectés à la vie organique se rattachent dans l’ensemble au système du grand sympathique, ceux qui sont préposés à la vie de relation se rattachent au système encéphalo-rachidien. Collecteurs des impulsions venues du dehors, les appareils sensoriels, qui font partie intégrante de ce dernier système, se composent essentiellement d’organes récepteurs de l’excitation, d’organes de transmission et d’organes centraux de perception situés dans une partie déterminée de l’écorce cérébrale. Notons, en outre, que l’exercice de chaque sens s’accompagne, dans le champ de sa partie périphérique, de réactions musculaires, indispensables à son jeu régulier et complet. Dans les divers appareils sensoriels, les voies longues conduisent les impressions excitatrices jusqu’à la sphère corticale du cerveau, alors que les voies courtes s’arrêtent dans les centres infra-corticaux. Les neurones sensitifs périphériques ont leur corps cellulaire en dehors de l’axe encéphalo-rachidien : c’est dans la rétine elle-même que les fibres du nerf optique ont leurs cellules d’origine ; c’est dans les ganglions de Corti ou de Scarpa que l’on trouve celles du nerf acoustique.

Adaptés à un genre d’impression bien déterminée, les organes des sens doivent recevoir une excitation qui ne soit ni trop faible ni trop forte, pour donner naissance à une sensation. Au-dessous de 16 vibrations par seconde et au-dessus de 34.000, l’oreille ne perçoit aucun son ; pour les autres sens, il est, de même, possible de déterminer un minimum et un maximum, variables dans une certaine limite. Quel que soit le mode d’excitation, un organe perceptif répond toujours par des sensations d’aspect analogue : électricité, lumière,