Page:Faure - L’Arbre d’Éden, 1922.djvu/316

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mon jugement. C’est ce que j’ai en moi qu’il me révèle. Ce que j’ai en moi de plus vrai. De plus humain, c’est-à-dire. Qu’un homme arrive à parler à un homme, n’est-ce pas exceptionnel ?

J’ai lu récemment, je ne sais où, que Charlot ne dormait pas, quand il composait son drame. Que, nerveux, irritable, distrait, ou saisi d’enthousias­mes brusques, il orientait, six mois durant, tout son esprit douloureux et tendu à sa réalisation. Cela ne m’a pas surpris. J’ai lu, plus récemment, qu’il renonçait au cinéma. Cela, je ne l’ai pas cru. Celui qui pense, s’il continue de vivre, ne peut renoncer à penser. Et Charlot pense, si l’on me permet cet adverbe effroyable, cinématographiquement. Charlot ne peut se délivrer de sa pensée qu’en lui donnant le corps sensible où le hasard lui en fit situer le symbole. Ne vous y trompez pas. Charlot est un conceptualiste. C’est sa réalité profonde qu’il inflige aux apparences, aux mouvements, à la nature même, à l’âme des hommes et des objets. Il organise l’univers en poème cinéplastique et lance dans le devenir, à la manière d’un dieu, cette organisa­tion capable d’orienter un certain nombre de sensibilités et d’intelligences et par elles, de proche en proche, d’agir sur tous les esprits.

On le sait. Charlot n’est pas qu’un ciné-mime[1]. Il ne joue pas que son rôle. Mieux. Il

  1. Je parle du Charlot des deux ou trois dernières années. Avant, il n'était qu'un comparse dans une bouffonnerie quelconque. Qui devinerait Shakespeare