Aller au contenu

Page:Faydit de Terssac - À travers l’Inde en automobile.djvu/151

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
139
À Travers l’Inde en Automobile


MORDANE, 25 NOVEMBRE.


L’âpreté poignante de ces pays de frontière agit sur l’imagination comme un aimant ; leurs limites extrêmes attirent invinciblement les âmes aventureuses. Nous cédons à cet entraînement. Munis de recommandations pour les commandants des forts de Malakan et de Chakdara, le dernier poste britannique avant les forteresses du Chitral, nous quittons Peshawer pour nous enfoncer par Mordane dans la vallée de Swat.

Nous nous arrêtons pendant une journée dans cette dernière garnison, pour entendre un chanteur, que le résident a eu l’amabilité de faire venir afin qu’il nous chante en pasthu, une belle langue savoureuse et résonnante, toutes les ballades qui bercent l’âme fougueuse des Pathams et des Swatis. L’artiste porte superbement un turban à pointe d’or, drapé sur sa chevelure de jais, il effleure de sa longue barbe, teinte en roux, les chevilles d’une courte et informe guitare d’olivier. Sous ses paupières plissées et baissées, son regard fuyant nous scrute, pendant que les notes étranges, moqueuses et tendres, coulent de ses lèvres, avec des rythmes saccadés et brefs. Il y a dans ces mélodies, la couleur des montagnes de rocaille, le balancement du pas de chameaux, la douleur et la sauvagerie des vallées, l’éclat du noir dont s’enveloppent les femmes, la rapidité des longs poignards avec lesquels ces tribus indomptées frappent les Sahebs, les faces blanches qui ont traversé le « Kala Pani »[1]. Rejetant sa tête en arrière, dans un suprême sourire découvrant des dents fortes et éblouissantes, Mahabud Ali entame une chanson satirique contre le gouvernement ; chaque fonctionnaire a son couplet et, s’il se trouve parmi nous, Mahabud Ali la lui chante les yeux dans les yeux. La magistrature, l’armée, la police, la police surtout, tout y passe, il ne fait grâce à personne. Son âme haineuse se rassasie des visages ennuyés de ceux qui l’écoutent. Le Résident le congédie presqu’aussitôt et Mahabud, exultant de son audace, se retire avec un « salam » de déférence et un regard méprisant. Il remet ses pantoufles aux longs bouts retournés en cornets et s’en va, l’instrument sous le bras, raconter que le « Bara Saheb » a donné une grande fête pour des Européens qui voyagent en voiture diabolique.

De Mordane à Malakand, le génie de l’homme est entré en lutte avec la nature et l’a vaincue. Une route vertigineuse s’élève presque jusqu’au sommet de la montagne ; seul, un petit mur de

  1. La mer, « l’eau noire ».