Page:Faydit de Terssac - À travers l’Inde en automobile.djvu/28

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
16
En Bengale

d’Europe ; sa joie délirante l’empêche de m’écouter ; mon récit concorde exactement avec l’histoire d’une de ses tantes dont elle se souvient parfaitement, elle me reconnaît !!! Rien ne la persuadera du contraire. J’essaie de lui parler de l’auto, de notre panne de la veille, elle s’échappe pour aller vérifier mes affirmations, et tout en galopant à travers les plates-bandes et les massifs, elle continue à crier à tue-tête : « Antie est revenue, Antie est revenue ».

Les domestiques accourent, le chien aboie, la nourrice de ma petite amie pousse des cris aigus, tandis que je m’esquive vers l’abri de Philippe. Je suis presque rendue, quand au détour d’un chemin, je rencontre un vieillard marchant difficilement avec une béquille. Il pâlit en m’apercevant, ses mains tremblent, il balbutie ; « Beatrix, enfin vous êtes revenue !… » Décidément, je perds la raison ou ces gens sont fous !

Le soir, dans l’obscurité de la nuit, grâce à son accent, j’avais pris notre hôte pour un Anglais, mais la physionomie ridée du vieillard, le visage brun de la fillette ne laissent aucun doute quant à l’origine des habitants du bungalow.

Ils sont métis. Après quelques secondes de silence, le bonhomme s’excuse de sa méprise, il se laisse tomber sur un banc et pleure à chaudes larmes.

L’émotion l’étouffe ; il trouve difficilement ses mots ; cependant, il me raconte, en sanglotant, qu’une de ses filles a épousé malgré lui un Européen ; depuis lors elle n’a jamais donné signe de vie à sa famille et le pauvre père en meurt de chagrin. Son fils, le seul qui connut notre présence chez lui, dirige des presses à coton dans les environs ; il est parti dès l’aube pour ses usines, sans prévenir de notre venue. Mon arrivée inopinée, jointe à une frappante ressemblance, entre l’enfant prodigue et moi, avait trompé la fillette, et au premier abord ému le grand-père.

L’impression se dissipe peu à peu ; sa fille était plus grande plus mince ; décidément, nous sommes très différentes l’une de l’autre et évidemment l’avantage lui reste.

Si j’avais besoin d’une consolation, je la trouverais dans le gazouillement de l’enfant qui fait des pâtés de sable assise à nos pieds et se répète tout doucement à elle-même : « Antie more black ».

Le vieux, plein de fatuité, se considère comme Européen ; il me demande si les « noirs » de son fils nous servent bien ; en parlant de l’Angleterre, il dit : « At home ». La façon délibérée dont il ignore son ascendance maternelle, et l’apport de tares d’un sang Indou des plus basses castes est stupéfiant. Sa douleur paternelle seule le rend intéressant ; le souvenir de sa fille l’angoisse ; alors il n’est plus Européen, il n’est plus métis, il est humain.