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À Travers l’Inde en Automobile

ses rayons traînent entre les cocotiers géants enveloppant d’une buée bleuâtre les stippes lisses et uniformes… Dans l’apaisement de la vie du jour, le mystère hostile de cette nature sauvage nous envahit d’une crainte vague, d’une terreur sans nom. Chaque bruissement de feuille est une appréhension, chaque frôlement d’aile une angoisse, chaque susurrement d’insecte un ennemi.

La peur rampe d’abord comme un adversaire bas, indéfinissable, impalpable, puis elle s’accentue, se précise, se rue sur nous de toute la rapidité de deux yeux flamboyants qui bondissent sur le chemin jonché de bois mort.

Un tigre ! L’angoisse torturante serre la gorge, ralentit le cœur, dessèche la bouche ; l’inutilité de la résistance affole l’initiative. Tout se confond, s’efface, dans un rougeoiment de sang, un heurt violent, puis rien… rien que le silence de la nuit traversé de cris d’oiseaux. Des rayons de roues primitives gisent par terre, à côté d’une paire de petites vaches zébus apeurées, pantelantes ; un sac de maïs éventré ruisselle sur le capot de la machine embourbée jusqu’aux essieux dans un terrain mou où le choc nous a chassés. Pour sortir de là, il faudrait l’effort de vingt hommes robustes, et, malgré les coups d’épaules désespérés du chauffeur, les roues n’avancent pas d’une ligne. Tandis qu’aidé de mon frère, il cherche parmi les débris de bambous de la charrette une pioche, un instrument quelconque pour défoncer le terrain autour des roues, guidé par la clarté mourante des phares qui s’éteignent faute d’eau, j’atteins une butte de terre d’où l’on découvre une partie de jungle éclaircie par un récent incendie. Les rameaux des arbustes roussis par les flammes pendent comme des oripeaux défraichis, parés des fleurs écarlates d’une liane souple qui s’enroule autour des troncs consumés. Des myriades de mouches lumineuses tourbillonnent dans la verdure sombre des raiforts, striant de bandes éblouissantes l’atmosphère parfumée ; rien ne bruit, pas une cabane ne se devine dans le fouillis des plantes mêlées, tout semble nous condamner à rester là jusqu’au matin. Tout à coup, ma main heurte une chose visqueuse dont le contact glacé me fait sursauter. Je trébuche, je tombe entrevoyant en un cauchemar affreux des visages noirs, des formes émaciées qui ont surgi, semblables à des ombres évoquées par un esprit sylvain. Ce sont des hommes de la jungle. Ils appartiennent aux tribus presque disparues des castes criminelles du Bengale dont les dekoïtejties (raids) jettent encore l’horreur et la dévastation parmi les villageois, qu’ils font rôtir à petit feu afin de leur arracher le secret de leurs maigres économies. Parfois, dans leur ivresse sanguinaire, ils coupent les pieds aux femmes pour leur enlever plus facilement les anneaux d’argent et de nickel qu’elles