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Page:Fenelon - Aventures de Telemaque suivies du recueil des fables, Didot, 1841.djvu/469

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FABLES.

les mets les plus délicieux lui faisaient mal au cœur. Elle n’avait même aucune dent, et ne pouvait se nourrir que d’un peu de bouillie. Elle voulait entendre des concerts de musique ; mais elle était sourde. Alors elle regretta sa jeunesse et sa beauté, qu’elle avait follement quittées pour une couronne et pour des trésors dont elle ne pouvait se servir. De plus, elle qui avait été bergère, et qui était accoutumée à passer les jours à chanter en conduisant ses moutons, elle était à tout moment importunée des affaires difficiles qu’elle ne pouvait point régler. D’un autre côté, Gisèle, accoutumée à régner, à posséder tous les plus grands biens, avait déjà oublié les incommodités de la vieillesse ; elle était inconsolable de se voir si pauvre. Quoi ! disait-elle, serais je toujours couverte de haillons ? À quoi me sert toute ma beauté sous cet habit crasseux et déchiré ? À quoi me sert-il d’être belle pour n’être vue que dans un village par des gens si grossiers ? On me méprise ; je suis réduite à servir, et à conduire des bêtes. Hélas ! j’étais reine ; je suis bien malheureuse d’avoir quitté ma couronne et tant de trésors ? Oh ! si je pouvais les ravoir. Il est vrai que je mourrais bientôt : eh bien ! les autres reines ne meurent-elles pas ? Ne faut-il pas avoir le courage de souffrir et de mourir, plutôt que de faire une bassesse pour de venir jeune ? Corysante sent que Gisèle regrettait son premier état, et lui dit qu’en qualité de fée, elle pouvait faire un second échange. Chacune reprit son premier état. Gisèle redevint reine, mais vieille et horrible. Corysante reprit ses charmes, et la pauvreté de bergère. Bientôt Gisèle accablée de maux s’en repentit et déplora son aveuglement. Mais Corysante, qu’elle pressait de changer encore, lui répondit : J’ai maintenant éprouvé les deux conditions : j’aime mieux être jeune, et manger du pain noir, et chanter tous les jours en gardant mes moutons, que d’être reine comme vous dans le chagrin et dans la douleur.