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Page:Fenelon - Aventures de Telemaque suivies du recueil des fables, Didot, 1841.djvu/544

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FABLES.

était le premier auteur de toute ma fortune. En arrivant dans ce pays, j’appris qu’Alcine était mort après avoir perdu ses biens, et souffert avec beaucoup de constance les malheurs de

    pendant tant d’années, je dois en attendre des maux extrêmes, si je ne détourne ce qui semble me menacer. Je veux donc me hâter de prévenir les trahisons de cette fortune flatteuse. En disant ces paroles, il tira de son doigt son anneau, qui était d’un très-grand prix, et qu’il aimait fort ; il le jeta en ma présence du haut d’une tour dans la mer, et espéra, par cette perte, d’avoir satisfait à la nécessité de subir, du moins une fois en sa vie, les rigueurs de la fortune. Mais c’était un aveuglement causé par sa prospérité. Les maux qu’on choisit, et qu’on se fait soi-même, ne sont plus des maux ; nous ne sommes affligés que par les peines forcées et imprévues dont les dieux nous frappent. Polycrate ne savait pas que le vrai moyen de prévenir la fortune était de se détacher par sagesse et par modération de tous les biens fragiles qu’elle donne. La fortune, à laquelle il voulut sacrifier son anneau, n’accepta point ce sacrifice ; et Polycrate, malgré lui, parut plus heureux que jamais. Un poisson avait avalé l’anneau ; le poisson avait été pris, porté chez Polycrate, préparé pour être servi à sa table ; et l’anneau, trouvé par un cuisinier dans le ventre du poisson, fut rendu au tyran, qui pâlit à la vue d’une fortune si opiniâtre à le favoriser. Mais le temps s’approchait où ses prospérités se devaient changer tout à coup en des adversités affreuses. Le grand roi de Perse, Darius, fils d’Hystaspe, entreprit la guerre contre les Grecs. Il subjugua bientôt toutes les colonies grecques de la côte d’Asie, et des îles voisines, qui sont dans la mer Égée. Samos fut prise, le tyran fut vaincu ; et Orante, qui commandait pour le grand roi, ayant fait dresser une haute croix, y fit attacher le tyran. Ainsi cet homme, qui avait joui d’une si haute prospérité, et qui n’avait pu même éprouver le malheur qu’il avait cherché, périt tout à coup par le plus cruel et le plus infâme de tous les supplices. Ainsi rien ne menace tant les hommes de quelque grand malheur, qu’une trop grande prospérité.

    « Cette fortune, qui se joue cruellement des hommes les plus élevés, tire aussi de la poussière ceux qui étaient les plus malheureux. Elle avait précipité Polycrate du haut de sa roue, et elle m’avait fait sortir de la plus misérable de toutes les conditions, pour me donner de grands biens. Les Perses ne me les ôtèrent point ; au contraire, ils firent grand cas de ma science pour guérir les hommes, et de la modération avec laquelle j’avais vécu pendant que j’étais en faveur auprès du tyran. Ceux qui avaient abusé de sa confiance et de son autorité furent punis de divers supplices. Comme je n’avais jamais fait de mal à personne, et que j’avais au contraire fait tout le bien que j’avais pu faire, je demeurai le seul que les victorieux épargnèrent et qu’ils traitèrent honorablement. Chacun s’en réjouit, car j’étais aimé ; et j’avais joui de la prospérité sans envie, parce que je n’avais jamais montré ni dureté, ni orgueil, ni avidité, ni injustice. Je passai encore à Samos quelques années assez tranquillement ; mais je sentis enfin un violent désir de revoir la Lycie, où j’avais passé si doucement mon enfance. »