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LIVRE iv.

dans une éternelle paix aux Champs-Élysées ? Parlez, Mentor ; vivez-vous encore ? Sais-je assez heureux pour vous posséder ? ou bien n’est-ce qu’une ombre de mon ami ? En disant ces paroles, je courais vers lui tout transporté, jusqu’à perdre la respiration ; il m’attendait tranquillement sans faire un pas vers moi. Ô dieux ! vous le savez, quelle fut ma joie quand je sentis que mes mains le touchaient ! Non, ce n’est pas une vaine ombre ! je le tiens, je l’embrasse, mon cher Mentor ! C’est ainsi que je m’écriai. J’arrosai son visage d’un torrent de larmes ; je demeurais attaché à son cou sans pouvoir parier. Il me regardait tristement avec des yeux pleins d’une tendre compassion.

Enfin je lui dis : Hélas ! d’où venez-vous ? en quels dangers ne m’avez-vous pas laissé pendant votre absence ! et que ferais-je maintenant sans vous ? Mais, sans répondre à mes questions : Fuyez ! me dit-il d’un ton terrible ; fuyez ! hâtez-vous de fuir ! Ici la terre ne porte pour fruit que du poison ; l’air qu’on respire est empesté ; les hommes contagieux ne se parlent que pour se communiquer un venin mortel. La volupté lâche et infâme, qui est le plus horrible des maux sortis de la boîte de Pandore, amollit tous les cœurs et ne souffre ici aucune vertu. Fuyez ! que tardez-vous ? ne regardez pas même derrière vous en fuyant ; effacez jusqu’au moindre souvenir de cette île exécrable.

Il dit, et aussitôt je sentis comme un nuage épais qui se dissipait sur mes yeux, et qui me laissait voir la pure lumière : une joie douce et pleine d’un ferme courage renaissait dans mon cœur. Cette joie était bien différente de cette autre joie molle et folâtre dont mes sens avaient été d’abord empoisonnés : l’une est une joie d’ivresse et de