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LE MANCHOT DE FRONTENAC

rez plus mon suisse, je vous retire votre charge ! Allez !

— Monseigneur ! gémit le suisse en tombant à genoux, pardon ! pardon !…

— Allez ! commanda l’évêque sur un ton glacial.

Et il tourna le dos.

Déjà les miliciens se retiraient penauds et tête basse.

Maître Turcot allait les suivre, quand il frémit violemment et s’arrêta net : il ne voyait plus sa fille.

— Monseigneur ! Monseigneur ! appela-t-il, où est ma fille ?

— Je ne suis plus le gardien de votre fille, Maître Turcot, allez ! riposta durement l’évêque.

Un domestique, alors, tira le suisse par sa manche et lui murmura à l’oreille :

— Maître Turcot, j’ai vu tout à l’heure mademoiselle Hermine s’esquiver par là !…

Et il montra la porte de sortie demeurée ouverte.

Maître Turcot poussa un grondement impossible à traduire et s’en alla en titubant


IX

LA BATAILLE DE LA CANARDIÈRE


Toute la ville avait été mise en émoi par les coups de feu tirés par les miliciens au palais épiscopal. Et ces coups de feu avaient été emportés jusqu’en la campagne environnante. Au Fort Saint-Louis, on avait pensé que les Anglais venaient d’attaquer les positions de la rivière Saint-Charles et qu’ils marchaient contre les portes de la ville. En quelques minutes des bataillons de grenadiers et de marins avaient été envoyés en reconnaissance. Mais lorsqu’on fut mis au courant de l’incident de l’évêché, toute la cité reprit son calme et sa tranquillité. Seulement, une chose qui intriguait : on ne savait pas ce qu’était devenu Cassoulet. On eut beau fouiller la ville, on ne le découvrit nulle part.

Après la vive alerte qui avait dans la nuit précédente secoué la ville entière dans son sommeil, ce fut une joie immense pour toute la population lorsque le lendemain au matin, ce 20 octobre, elle vit que les vaisseaux anglais s’étaient retirés à l’Île d’Orléans où ils semblaient s’apprêter à reprendre le chemin de la mer.

On pensa que l’ennemi était découragé et que, croyant la ville mieux défendue qu’elle n’était en réalité, il se sentait incapable de la prendre ni par la force ni par la surprise.

Lorsque, quatre jours auparavant, l’escadre ennemie commandée par l’amiral Phipps était venue jeter l’ancre dans la rade de Québec, la capitale de la Nouvelle-France n’était guère en état de soutenir un siège. Cette escadre se composait de trente-cinq voiles, et cette masse de navires ennemis avait paru si formidable que la population de la capitale avait été bouleversée par l’effroi. Mais cet effroi fut de courte durée, car on savait que la petite armée de la Nouvelle-France et la garnison de Québec avaient pour les commander un militaire de belle renommée en même temps qu’un homme redoutable : le comte de Frontenac. On espéra que le comte saurait encore parer à cette menace, et cette espérance calma les esprits et leur fit regarder en face le danger.

Le danger ?… Il s’était montré plus menaçant que jamais dans l’Histoire du pays. Car les Anglais avaient, dès le printemps de cette année-là, fait des préparatifs formidables en vue de conquérir la colonie du roi de France. Dans une première expédition l’amiral Phipps s’était emparé de Port-Royal en Acadie. Il était retourné à Boston pour y préparer une nouvelle expédition que, cette fois, il dirigerait contre Québec.

Mais ce ne serait pas l’unique menace contre le pays : car pendant que Phipps conduirait sa flotte vers la capitale, un général anglais, Winthrop, avec trois mille hommes de troupes régulières, cinq cents miliciens de la Nouvelle-Angleterre et cinq cents sauvages marcherait, par la voie du lac Champlain, contre Montréal d’où il se rendrait ensuite faire sa jonction avec les troupes que portaient les navires de Phipps, et avec ces sept ou huit mille hommes réunis s’en serait fait de la Nouvelle-France. Ce chiffre égalait presque la population de la colonie qui n’était que de onze mille habitants environ, et celle-ci n’avait pour la défendre contre ses ennemis que deux mille cinq cents combattants, réguliers et miliciens, et environ cinq cents sauvages Abénaquis. Cette force militaire était d’autant plus insuffisante que le pays se trouvait attaqué par deux côtés à la fois et avec d’énormes distances à franchir. Il avait donc fallu diviser la petite armée : huit cents hommes étaient demeurés à Québec, et le reste avait été dirigé vers le lac Champlain pour arrêter la marche de Winthrop.

Mais là, la Providence vint au secours de la colonie en semant la maladie dans les