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LE MANCHOT DE FRONTENAC

rant, accumulant toutes les malédictions sur la tête de Cassoulet, grondant des imprécations à l’adresse de Monseigneur l’évêque, qu’il accusait de l’avoir injustement disgracié, Maître Turcot, dans la nuit obscure, gagna hâtivement l’impasse de la cathédrale. Il allait d’autant plus vite et inquiet qu’il entendait de toutes parts la population de la ville sortir du sommeil, s’agiter et se répandre dans les rues et ruelles.

Lorsqu’il s’arrêta devant le domicile de sa fille, il s’étonna de n’en pas voir filtrer un seul rayon de lumière.

— Quoi ! Hermine n’était donc pas rentrée ? Où était-elle allée ?

Maître Turcot frémit de tout son être. Il poussa la porte et pénétra dans le logis désert et froid. Tout y était silence… un silence de tombe ! Non… Hermine n’était pas venue !

Il alluma la lampe et promena autour de lui un regard atone. Il soupira… Était-ce soupir d’angoisse ? de désespérance ? d’allègement ? Qui aurait pu le dire ! Ce n’était certainement pas un soupir de joie !

Il se mit à marcher lentement par la pièce, les mains au dos, très sombre, très pensif.

Au bout d’un moment il s’arrêta pour examiner les choses autour de lui. Son regard vacillant se posa sur le portrait de sa fille, et un sourd grondement s’échappa du fond de sa poitrine. Puis son poing énorme s’éleva vers le plafond et de ses lèvres éclata cette imprécation :

— Ciel et terre ! suis-je donc un maudit ?

Il fut tout à coup bouleversé par une fureur indicible. Il courut au lit d’Hermine et en arracha les rideaux et les dentelles qu’il foula à ses pieds. Loin d’être apaisée, sa fureur parut grandir. Il se mit à tout briser, à tout saccager, avec des grondements de bête féroce, avec des malédictions. Il lacéra le magnifique portrait de sa fille. Il lacéra le malheureux, le portrait de la Vierge. Il déchira les images des saints. Il s’élança vers le crucifix de plâtre argenté, il leva ses mains… mais il s’arrêta, son regard sanglant et farouche se détourna. Puis il recula en ébauchant un geste d’épouvante, il rugit, enfonça son chapeau sur ses yeux et se rua vers la porte. Mais avant d’arriver à cette porte il vit dans le miroir accroché au mur dans le fond du logis… oui, Maître Turcot vit tout à coup sa face effroyable, ses yeux désorbités noyés dans une vague de sang, ses lèvres écumeuses et grimaçantes. Il jeta une nouvelle imprécation, saisit un escabeau et le lança contre le miroir. Ce fracas le fit tressaillir. Il poussa un hurlement et se jeta dehors. Il courut vers la Place de la Cathédrale, la traversa et s’enfonça dans le dédale des ruelles avoisinantes. Il marchait très vite. Où allait-il ? Il ne le savait pas lui-même. Il allait dans la nuit obscure aussi sûrement que s’il se fut trouvé en plein jour. Il fut heurté, bousculé par des gens, qui couraient et criaient. Où allaient ces gens ? Il ne le savait pas non plus, et il ne se le demandait pas. Car Maître Turcot ne paraissait rien voir ni rien entendre. Il allait comme en un rêve de folie. Mais soudain en traversant une rue il fut renversé sur la chaussée par un bataillon de soldats qui dévalait au pas de course, et durant trois minutes il fut piétiné, écrasé… Puis tout disparu comme une bourrasque.

Meurtri, Maître Turcot se releva. Alors seulement il retrouva la réalité de l’existence. Cette fois il entendait d’immense clameurs s’élever de toutes parts dans la cité. Il distinguait des lueurs de torches couper rapidement les ténèbres, il entendait des cris, çà et là, parfois, éclatait un coup de feu, puis une longue clameur s’élevait, roulait au-dessus de la cité et allait bientôt se perdre et s’éteindre dans le lointain. Puis il perçut encore des ombres humaines, brandissant des falots, courir ; il fut encore rudoyé, heurté. À la fin, saisi d’une épouvante mystérieuse, il se mit à courir aussi avec les autres. Qui étaient ces gens qui couraient ainsi ? Il ne le savait pas ! Il ne pouvait voir que des lueurs de torches ou de falots zébrant l’obscurité. Mais bientôt il se retrouva sur la Place de la Cathédrale. Alors Maître Turcot gagna l’impasse et son logis où il entra essoufflé, à bout d’haleine.

Il s’assit lourdement sur un siège et se mit à écouter les bruits de l’extérieur. Mais tous ces bruits déjà se mouraient peu à peu. Un quart d’heure après la cité était retombée dans le silence.

Alors Maître Turcot se leva, tira le panneau d’une trappe dans le plancher et descendit dans la cave. Il remonta bientôt portant une cruche de pierre remplie d’eau-de-vie. Il s’assit à une table, emplit un large gobelet et le vida d’un trait de géant. Il remplit le gobelet pour le vider d’un trait non moins rapide que le premier. Puis encore… puis encore… jusqu’à ce que de la bouche du colosse tombât un rire affreux. Il se leva brusquement, mais l’ivresse le faisait chanceler. N’importe ! il enleva son manteau