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LE MANCHOT DE FRONTENAC

ange ? Et lui, Cassoulet, être chétif, malingre, infirme, presque laid, était-il possible qu’il devint l’heureux compagnon de cet ange radieux ? L’esprit du jeune homme vagabondait, son cœur brûlait, dans ses veines des flammes crépitaient, un aimant irrésistible l’attirait vers cette jeune fille qui, à ce moment, devait certainement se trouver réunie à une troupe invisible d’esprits célestes, tant elle apparaissait détachée de la terre !

Enfin, les derniers chants retentirent sous les voûtes majestueuses et sonores, les derniers accords des musiques se firent entendre, et la foule des fidèles s’écoula lentement et doucement hors du temple.

Le Gouverneur et sa suite sortirent en dernier lieu. Les tambours et les fifres éclatèrent d’une musique guerrière et victorieuse. Une longue clameur de joie salua le gouverneur, et le cortège se dirigea vers le Château Saint-Louis.

Cassoulet s’était dissimulé derrière un pilier et avait laissé s’écouler le flot des fidèles. Il guettait Hermine. La jeune fille ne quitta sa pose recueillie qu’au moment où le sacristain éteignait les cierges et les lampes. Au moment où elle allait tremper ses jolis doigts dans le bénitier, Cassoulet se précipita et lui offrit galamment l’eau bénite. Elle sourit, se signa et dit :

— Merci, monsieur ! Cassoulet lui offrit son bras qu’elle accepta sans hésitation, et le couple, au grand étonnement de ceux qui en furent témoins, sortit de la cathédrale. Maître Turcot s’était vivement rejeté dans l’ombre de la porte pour ne pas être vu des deux amants, puis de son regard perçant il les suivit jusqu’à ce qu’ils eurent disparu dans les ténèbres au-delà de la Place.

Les deux amoureux n’allèrent pas loin. Cassoulet avait entraîné la jeune fille dans une ruelle déserte et avait dit, tout tremblant d’une émotion joyeuse :

— Mademoiselle Hermine, comme vous le voyez, je suis au poste !

— Merci d’être venu, Monsieur Cassoulet. Ah ! j’ai eu tellement peur que vous ne vinssiez pas !

— Me pensiez-vous mort ? se mit à rire le lieutenant.

— Est-ce qu’on sait jamais avec vous ? Vous êtes si imprudent ! reprocha tendrement la jeune fille.

— Mademoiselle, c’est mon tempérament, et je vous assure qu’avec ce tempérament on ne meurt pas plus tôt que les autres.

— Mais vos amis s’inquiètent !

— Ah ! vous avez donc été bien inquiète ?

— Je ne fais que commencer à vivre !

— Et moi, donc, Mademoiselle Hermine ? Si vous saviez comme je vous ai cherchée !

— Mais vous vous êtes battu aujourd’hui, et on dit…

— Des sottises, Mademoiselle ! Toute l’affaire n’a été qu’une petite bagarre après laquelle les Anglais ont déguerpi.

— On vous a porté en triomphe…

— Oh ! il faut si peu au bon peuple pour l’enthousiasmer !

— Ah ! monsieur, n’oubliez pas que le peuple, c’est tout ! Il blâme, approuve, louange, condamne, et il vaut mieux l’avoir pour soi que contre soi ! Quand il veut, le peuple est puissant ! Il est bon, comme vous dites, et il est méchant aussi ! Il gouverne, il dirige, il commande et on lui obéit ! Le maître, ce n’est pas le roi ou son représentant, c’est le peuple ! Le roi n’est souvent que l’esclave de ce peuple qu’il croit dominer et asservir !

— Vous parlez bien, mademoiselle, sourit Cassoulet avec ravissement. Vous parlez si bien que je voudrais bien vous entendre toute ma vie, et je ne me laisserais jamais.

— Je vous en prie, Monsieur Cassoulet, ne me louangez pas plus qu’il est nécessaire pour rester dans les bornes de la politesse. Du reste, je ne fais que répéter les paroles que me dicte ma pensée.

— Et savez-vous que votre pensée est semblable à la mienne ?

— Vraiment ? Je suis contente que nous puissions nous comprendre déjà sans nous connaître davantage.

— C’est un signe qu’une destinée nous conduit l’un à l’autre.

— Je le pense, Monsieur.

— Et moi, je le crois du moment que vous n’aviez pas été choquée par l’aveu que je vous ai écrit.

— Ah ! monsieur, c’est que j’ai pensé que cet aveu était sincère et vrai. Aussi, vous ai-je appelé à mon secours.

— Je suis venu, parce que je suis demeuré vivant comme vous me l’avez ordonné. Ah ! Hermine, s’écria le jeune homme emporté par la passion ardente qui le bouleversait, voulez-vous à votre tour me dire le mot que je vous ai dit ?

— Vous dire que je vous aime, Monsieur ? Mais ne l’avez-vous pas deviné ?

— Ah ! Hermine, merci ! Vous m’ouvrez