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LA LÉGENDE DE SAINT-GUILLAUME.


En 1030, une famine épouvantable s’abattit sur la France, et porta principalement ses ravages dans la Bourgogne, dont on peut dire qu’elle déchira les entrailles. Les excès les plus affreux furent inspirés par la misère et commis pendant la durée du fléau. — Un bûcheron de Chatenay et un boucher de Tournus furent condamnés par le comte de Mâcon à être brûlés vifs, pour avoir vendu de la chair humaine. On trouva chez ces deux monstres des restes de cadavres, qu’on s’empressa d’inhumer. Mais la faim torturait alors cruellement les malheureux Bourguignons, qu’une femme alla, pendant la nuit, déterrer ces lambeaux de chair… pour les manger !!… Détournez les yeux, lecteurs ; c’est horrible !

Vous comprenez sans peine que de grands dévouements ont dû surgir pour adoucir les coups terribles de la disette, et le beau trait, développé dans la légende qui va suivre, ne vous étonnera sans doute pas. — Pauvre saint Guillaume ! ô bon abbé de Saint-Bénigne ! il aimait cependant bien ses beaux vases et ses beaux reliquaires donnés à son église par Gontran, roi de Bourgogne ; mais il aimait encore davantage ses pauvres… et il vendit le riche métal des uns pour apaiser la faim cruelle des autres ! — L’ardente charité ne connaît pas de demi-mesures. Aussi est-ce qu’au ciel qu’elle peut trouver sa récompense.

M. Lecurieux, un des artistes dijonnais qui soutiennent avec le plus d’éclat la gloire bourguignonne, a représenté, dans un des meilleurs tableaux religieux des Salons derniers, ce touchant épisode de la vie de saint Guillaume. Cette œuvre remarquable se trouve actuellement à Dijon, à la cathédrale même de Saint-Bénigne, dont elle est un des plus beaux et aussi un des plus intimes ornements.


On l’appelait le bon Guillaume,
Et, certe ! il était bon aussi ;
Aimé, dans son petit royaume
De chacun il prenait souci.
Cet homme charitable et digne
N’avait ni castel ni donjon ;
C’était l’abbé de Saint-Bénigne,
De Saint-Bénigne de Dijon.

À sa parole doctorale
Sa douceur prêtait son appui,
Et son onctueuse morale
Attirait tout le monde à lui.
Voilà qu’une disette affreuse
Frappe les pauvres, ses amis ;
Dans la Bourgogne malheureuse
Des crimes sans nom sont commis.

Sous les toits la mort se promène ;
Chacun voit arriver sa fin,
Et l’on vend de la chair humaine
Pour remède à l’horrible faim !
Les cadavres mis dans la terre
Sont déterrés pendant la nuit ;…
Jusqu’à l’autel du saint mystère
On suit Guillaume, on le poursuit.

Partout la foule qui s’épuise,
Les cris des groupes étouffants :
« — Ô bon abbé de notre église,
« Donnez du pain à vos enfants ! »
Et le saint fait pleuvoir l’aumône
Parmi ce peuple d’affamés ;
Tant qu’il peut posséder, il donne…,
Point de trésors qui soient fermés.

Il parle ; à sa voix obéie
Tous ses disciples vont jeûner ;
Il prélève sur l’abbaye
Pour avoir toujours à donner.
Mais cette insuffisante source
Tarit ; plus rien dans le couvent.
Où trouver une autre ressource ?
Le peuple a faim comme devant.

« — L’église encore a ses reliques ! »
Dit tout à coup le digne abbé.
Ses entrailles évangéliques
Tressaillent ; l’obstacle est tombé :
« — Sans ornements d’or en son temple.
« Dieu peut bien écouter nos chants ;
« Oui, le fait fût-il sans exemple,
« Qu’on fasse venir les marchands, ! »

El les marchands d’or arrivèrent
Pour toucher aux vases bénis.
Bien des merveilles s’y trouvèrent :
« — Adieu, beaux souvenirs bannis !
« Votre destinée est étrange,
« Trésors, dons d’un roi généreux…
« Que la main de ces juifs vous change
« En pain pour tous ces malheureux ! »

Et tout s’en va, croix et couronnes.
Au feu de cette charité
Le luxe se fond en aumônes…
Oui, Guillaume a bien mérité !
La ressource en ses mains abonde.
Pauvres, approchez-vous de lui ;
Il a du pain pour tout le monde ;
Le fléau s’arrête aujourd’hui.

Voyez toutes ces mains se tendre
Tremblantes vers le saint abbé ;
Comme elles ont hâte de prendre
Au donneur vers elles courbé !
On dirait l’arbre qui se penche
Vers le voyageur défaillant,
Et dont on assiège la branche
Qu’on embrasse en la dépouillant.

Là, c’est un homme jeune encore,
Pèlerin aux haillons pendants ;
Il étreint un bien qu’il adore,
Son père, aveugle et chargé d’ans.
Tout près, une femme pieuse
Veut joindre les mains pour prier,
Mais, dans son ardeur anxieuse,
La faim vient les lui délier.

Le pain tombe comme une manne ;
Tout pauvre a sa part du festin :
Plus d’êtres que le ciel condamne
À mourir du soir au matin.
Chacun rend à la Providence
Des grâces sans nombre et sans fin ;
L’or des juifs a fait l’abondance
Où régnait l’horreur de la faim.

Et la foule entoure Guillaume
Qu’en triomphe on voudrait porter :
« — Le ciel ouvre son saint royaume
« À qui vient de nous sustenter ! » —
Guillaume, lui, s’en trouve indigne,
Car il est plus humble qu’un jonc…
— Ô bon abbé de Saint-Bénigne,
De Saint-Bénigne de Dijon !