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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

culation elle-même. Elle a retrouvé toutes les grandes qualités humaines dans l’être divin, elle les y considère comme le côté le plus positif, le plus réel, le plus divin de Dieu, comme elle dit : en se tournant après vers l’être humain, elle n’y voit qu’une large et triste lacune, qui a été formée par ce dépouillement préalablement opèré ; elle en conclut logiquement que l’être humain est un être mesquin, misérable et réprouvé.

On peut dire que la richesse et la pauvreté de l’être humain et de l’être divin sont en raison inverse l’une vis-à-vis de l’autre. La religion est loin de s’apercevoir de cette illusion, d’autant plus loin que tous les trésors dont elle dote son Dieu ne sont point ses yeux perdus pour l’homme, car le dogme dit que l’homme religieux va se retrouver en Dieu. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, les moines prêtant le grand serment de chasteté devant l’autel du Seigneur, condamnaient l’amour sexuel dans leurs personnes, mais ils retrouvaient l’amour dans le ciel, en Dieu, dans la Sainte Vierge, qui en elle représente le sexe féminin, la Femme par excellence, la femme divinisée. Les moines, on le sait, proclamaient la Mère du Christ la reine de leur cœur, et cela n’était point un jeu de mots ; cette Femme-Déesse était une femme idéalisée, mais en même temps un objet de leur amour également idéalisé.

Je suis convaincu que cet amour mystique du moine pour la Sainte-Vierge, dans les cas qui en offrent le véritable type, et qui, comme règle, dominent sur les exceptions, était un amour parfaitement sérieux : pas moins sérieux que l’amour de la nonne pour le Christ. Les moines plaçaient, pour ainsi dire, la Sainte-Vierge sur le trône de Dieu lui-même ; plus ils détestaient la sexualité, et plus leur Dieu, auquel ils sacrifiaient cette sexualité devait nécessairement entrer dans le domaine des sens. On ne sacrifie à Dieu que ce qu’on aime le plus, ou dont on fait grand cas. C’est toujours aussi ce que Dieu regarde avec le plus d’intérêt. Les Hébreux ne sacrifiaient point à leur Jéhova des bêtes qui faisaient naître en eux le dégoût, mais celles qui avaient beaucoup de valeur à leurs yeux : Cibus Dei, la nourriture de Dieu, dit le Lévitique 3. 11.

Par conséquent, lorsqu’on fait de la négation de la sensualité un sacrifice agréable à Dieu, on rétablit, on regagne involontairement, du moins indirectement, l’objet sacrifié, auquel on a évidemment imputé la plus haute importance, et on le remplace par ce Dieu qui